Le musée Picasso [1] présente, jusqu’au 7 janvier, l’exposition « Picasso cubiste » et « Guernica 1937-2007 ». « Picasso cubiste » expose le travail de l’artiste et fait découvrir quelques belles toiles rares, mais la conception des deux expositions est contestable.
Esquisses, planches et carnets de travail sont toujours passionnants à voir pour confronter le cheminement de l’artiste jusqu’à l’œuvre achevée. Ici, l’absence quasi systématique des œuvres de référence dans leur forme aboutie frustre : les musées ne sont pas prêteurs. Ainsi, Les Demoiselles d’Avignon, toile décisive pour la naissance du cubisme – déjà montrée… il y a vingt ans – et bien d’autres tableaux, manquent. Plus grave, on insinue que le cubisme serait né de Picasso presque seul, via les influences du Greco, du Noa-Noa de Gauguin, des masques africains et océaniens. Étranges raccourcis qui citent à peine Braque, et qui oublient de grands collectionneurs d’« art nègre » : Vlaminck, Derain et, bien sûr, Matisse !
A en croire l’exposition, le cubisme de Picasso innoverait, se renouvelant presque de lui-même, de 1906 à 1924 jusqu’au surréalisme et l’artiste serait cubiste sui generis, ce, hors l’histoire du cubisme. Une telle vision interdit d’apprécier la spécificité et le rôle moteur et dominant que Picasso a joué justement dans cette histoire. L’impact fondamental de Cézanne, dès 1907, sur Braque et Picasso, est également tu. Enfin et surtout, que veut dire « Picasso cubiste », si on ne montre pas le dialogue constant noué entre ces deux-là ? De 1908 à 1914, les deux artistes font l’expérience d’œuvres élaborées soit ensemble, soit côte à côte ou se répondant. Et, ô surprise, le « Petit Journal » de l’exposition, dans la page le « Laboratoire du cubisme (1912-1913) », ne cite jamais les noms de Braque et de Juan Gris ! Idem pour la sculpture de Picasso : on se réfère à l’influence de Gonzalez, et on ignore celle de Gargallo, ami du peintre, créateur dès 1911 de masques et de grandes sculptures en métal aux volumes convexes.
Devant tant d’omissions et d’incohérences, le visiteur sera bien inspiré de se tourner vers les seules œuvres et de les apprécier lui-même. Pour connaître le cubisme de Picasso ou l’histoire du cubisme, il ira ailleurs : Beaubourg ou le Musée d’Art moderne de Lille-Villeneuve d’Ascq… Devant les trois phases du cubisme – cézannien (1907-1909), analytique lequel déconstruit formes et objets (1909-1912), synthétique lequel reconstruit par collages et retour au réel (1912-1914) –, il découvrira de Picasso toute la spécificité et pourra restituer à Braque, Juan Gris, Delaunay, Léger et autres cubistes ce qui leur appartient !
En février 1937, la République espagnole, pour l’exposition universelle de 1937, commande à Picasso une fresque. L’artiste pense y représenter son atelier. Le 26 avril 1937, Franco, aidé d’Hitler et Mussolini, fait bombarder la petite ville de Guernica par la division Condor et des avions italiens. Durant plus de trois heures, 50 tonnes de bombes et 3 000 engins incendiaires font près de 1 500 morts. Ce massacre participe de l’assassinat d’une révolution sociale qui, victorieuse, aurait pu s’étendre à l’Europe, alors que son écrasement fera basculer l’Espagne dans 40 ans de dictature.
Avec ce tableau, Picasso veut rendre hommage aux victimes de Guernica. Dès le 30 avril, il s’enferme dans son atelier, multipliant idées, esquisses, études ; mi-juin, l’immense œuvre monochrome (gris, noir, blanc) est achevée. Au centre, un cheval, tête tordue, hennit sous la douleur du corps percé d’une lance. Sur la droite, trois femmes. L’une lève les bras au ciel ; l’autre traîne genou et bras à terre ; la troisième tend en vain une lampe, car le soleil d’une ampoule électrique n’éclaire plus. Sous le cheval, un homme gît, un poing énorme ouvert raide, et l’autre tenant une fleur et une épée brisée. À gauche, sous le regard impassible d’un puissant taureau, une mère hurle, tête renversée, portant son enfant. Un oiseau crie, arrêté verticalement en plein vol, le corps traversé d’une arme blanche. Cette toile de Picasso, absente du grand-livre d’or de l’exposition de 1937, décrétée œuvre dégénérée par les nazis, deviendra, par sa puissance d’expression, symbole universel du cri contre la barbarie.
En 2007, au musée Picasso, quelques esquisses, une gravure incomplète à lire en miroir, quelques photos de travail prises par Dora Maar, une vitrine où s’entassent pêle-mêle des documents d’archives du peintre, le chef-d’œuvre reproduit sur une affiche italienne qu’il faut chercher sur un mur presque caché, voilà pour Guernica…
Certes, on n’a pas pu faire venir le vrai chef-d’œuvre de Madrid. Mais, il y a plus grave : du gigantesque travail accompli par Picasso, on ne nous explique presque rien. Tout est écrasé d’emblée sous le poids des photos de Gilles Péress (agence Magnum), étalées sur la hauteur de plusieurs murs. Génocide rwandais, massacre de Bosnie, charnier du Kosovo, massacre de Guernica forment ici un pot-pourri de l’histoire. Toutes choses n’étant ni égales, ni de même nature, on a réduit les faits historiques à un récit unique et fait fi de l’analyse des acteurs, des lieux, des institutions qui les ont permis. On a nivelé l’histoire et la spécificité de chacun de ces faits criminels. Le travail de Picasso sert là de faire valoir aux photos de Péress.
L’histoire est question de méthode, et la mémoire, question politique. Qui se souvient aujourd’hui que l’œuvre de Picasso fut la première victime de la deuxième guerre d’Irak ?
Le 5 février 2003, la tapisserie Guernica qui orne la grande salle du siège du Conseil de sécurité à l’ONU était recouverte d’un grand voile bleu [3] Colin Powell qui souhaitait « un décor approprié » avait demandé qu’on la cachât aux yeux de ceux qui allaient voter la résolution sur la « busherie » en Irak. Prélude barbare.
L’impérialisme américain et ses alliés lançaient ainsi le déluge de feu et de sang qui s’abattrait bientôt sur l’Irak. Et Guernica, chef-d’œuvre immense du siècle dernier, était ce jour là plongé dans les ténèbres. Ne laissons pas faire qu’il soit bientôt couvert de cendres.
© Laura Laufer
18/10/2007
1. Rue de Thorigny, Paris 3e.
2. « Choc et effroi » est le nom de code de l’opération militaire américaine en Irak.
3. Depuis 198, une reproduction de Guernica siège à l’entrée du Conseil de sécurité des Nations Unies à New York. Elle y a été placée pour rappeler les horreurs de la guerre. Néanmoins, le 5 févier 2003 , un grand voile bleu la recouvre alors que Colin Powell et John Negroponte cherchent des appuis à leur déclenchement de la guerre en Irak au Conseil de sécurité. Pour les diplomates américains, « il serait inapproprié que Colin Powell parle aux médias du monde de la guerre en Irak entre l’image d’un cheval agonisant et d’une mère tenant son enfant mort entre les mains » prétextant qu’un fond bleu conviendrait mieux à la diffusion télévisée que les couleurs grise et noire du tableau.
. À lire : Et Picasso peint Guernica, chef-d’œuvre raconté aux enfants par Alain Serres