Dans l’Humanité du 24 février ,le texte de Vincent Ostria m’a surprise : pas un mot de critique sur le fond politique et historique à propos du film de Daniel Mermet Chomsky et Cie où il est largement question de l’ affaire Faurisson-Chomsky, de la montée du nazisme et des médias. J’espérais un regard autrement critique, surtout dans l’Humanité
dont j’attends qu’il éduque, informe et documente avec sérieux ses lecteurs sur ces sujets.
Prologue pour mémoire : Chomsky signe en 1979 une pétition défendant le droit à enseigner pour Robert Faurisson, ce dans le droit fil du droit à l’expression « free speech » à l’ »américaine. Rappelons ici que Robert Faurisson nie l’existence des chambres à gaz homicides, des camps d’extermination et la réalité du génocide des Juifs par les nazis. Chomsky dans sa défense du droit à l’expression de Faurisson va plus loin et écrit un avis qui servira de préface aux thèses de Faurisson publiées aux éditions de La vieille Taupe, maison d’édition animée par Pierre Guillaume et Serge Thion, deux anciens membres de l’ultra-gauche passés au fascisme.
L’historien Pierre Vidal - Naquet dénoncera Faurisson et ses défenseurs, dont Chomsky, dans son livre "Les assassins de la Mémoire".
Chomsky et Cie de Daniel Mermet et O.Azam par Laura Laufer.
Ce film qui, selon Daniel Mermet, désire faire œuvre « d’éducation populaire », se présente sous la forme d’entretiens, divisés en chapitres : Qui est Chomsky ? Dans quelle boite le ranger ? Ces deux titres de chapitres entendent présenter la personnalité et les idées politiques du linguiste américain au public.
Loin d’être bien documenté sur son sujet, un retour critique s’avère utile sur ce film où il est entre autre question de l’affaire Faurisson –Chomsky comme d’une question de détail. Le grand témoin choisi par Daniel Mermet est Jean Bricmont. Bricmont est source principale « documentaire » sur Chomsky dans le dossier de presse du film et il a également coordonné le "Cahier de l’Herne" de 2007 consacré au linguiste).
Rappelons ici que Jean Bricmont est un rationnaliste, universitaire belge qui n’a jamais oublié de saluer « le courage » de Robert Faurisson pour ses propos négationnistes et d’écrire pour rendre hommage à la mémoire de celui-ci lors de sa disparition. Les fréquentations de Bricmont avec les réseaux antisémites et complotistes ne sont pas un secret : il signe « amicalement » dans ses échanges avec l’antisémite obsessionnel Etienne Chouard et entretient de bons liens avec les complotistes et notamment le réseau Voltaire de Thierry Meyssan (http://www.lesmutins.org/chomskyetcompagnie/?p=101#))
Bref, on a tout lieu d’interroger le choix de Daniel Mermet dans ce film, s’adressant à cet universitaire belge comme grand spécialiste de Chomsky.
HAGIOGRAPHIE
Dans le dossier de presse du film, Bricmont livre un florilège relevant du culte de la personnalité, du mépris pour le genre humain ou de l’omission politique.
Bricmont qui s’active depuis des années pour faire connaître Chomsky précise « le jour où mes efforts seront couronnés de succès, je n’ai pas de doute, il deviendra un gourou ; c’est dommage, mais c’est la psychologie humaine qui est ainsi faite » On lit ici le mépris mâtiné d’un déterminisme inquiétant venant de Brimont pour le genre humain.
« Je l’appelle le Marx de notre temps » -excusez du peu !- dit Bricmont qui regrette que les anarchistes ne parlent de Chomsky que « comme un faux anar ».
Mais les anarchistes ont plutôt raison. S’il est aisé de repérer dans les propres dires du linguiste son opposition résolue à la révolution d’Octobre 1917 et « à Lénine et Trotsky » qu’il considère comme « les pires ennemis du socialisme », qu’en est-il d’une éventuelle appartenance à un parti ?
Bricmont nous précise dans le film « Chomsky n’a jamais été ni léniniste, ni maoïste, ni stalinien, ni trotskyste, ni même anarchiste. Il pourrait être à la rigueur d’accord avec les marxistes d’avant 1914 ».
Seule cette dernière allusion dit vrai mais dans un sens inattendu à qui croit Chomsky libertaire, comme le film l’induit.
En effet, au moment où le film sort, je lis dans l’’Hebdo des Socialistes n° 507, du 8 novembre 2008, journal du Parti Socialiste Européen, ce que la majorité du public ignorera et dont les auteurs du film ne disent rien, d’autant qu’à l’heure où je rencontre Daniel Mermet après la sortie du film, il l’ ignore : Chomsky appartient depuis fort longtemps à l’Internationale Socialiste. Celle -ci est en effet représentée aux USA par le Democrat Socialists of America (D.S.A), qui travaille en lien étroit avec le Parti Démocrate. Voilà un fait que Bricmont, interrogé sur les choix politiques de Chomsky s’est gardé de dire à Mermet … qui l’ignorait jusqu’à ma rencontre avec ce dernier ! Bricmont perpétuant le seul mythe d’un Chomsky « inclassable », plutôt anarchiste. Ce fait dans un documentaire qui s’interroge sur Chomsky et la politique était au moins à faire connaître du public. Je précise que le choix de la social démocratie n’est pas forcément honteux dans la configuration américaine où Chomsky mène de bons combats, quand il ne se fourvoie pas comme dans l’affaire qui nous occupe dans les lignes suivantes et dont il est aussi question dans le film.
L’AFFAIRE FAURISSON- CHOMSKY
Chomsky signe en 1979 une pétition défendant le droit à enseigner pour Robert Faurisson qui nie l’existence des chambres à gaz homicides, des camps d’extermination, la réalité du génocide des Juifs par les nazis.
Le linguiste américain écrit un avis qui servira de préface aux thèses de Faurisson publiées aux éditions de La vieille Taupe.
Cette maison d’édition est animée par Pierre Guillaume et Serge Thion, deux anciens membres de l’ultra-gauche passés au fascisme.
L’historien Pierre Vidal - Naquet dénoncera Faurisson et ses défenseurs dans son livre "Les assassins de la Mémoire".
Certes, Chomsky dit ne pas défendre le négationnisme mais uniquement la liberté d’expression. Le film ne l’interroge que sur cette dernière formulation, vieux débat entre les intellectuels en France et aux USA, où sur ce sujet la culture diffère.
Mais nous ne suivrons pas Chomsky dans ses "Quelques commentaires élémentaires sur le droit à la liberté d’expression" qui vante, à contrario de la France, la « tradition vivante de défense des libertés » existant aux États-Unis.
Les victimes du maccarthysme, les anciens révoltés d’Attica ou Mumia Abu Jamal dans sa prison apprécieront.
Certes, Chomsky dénoncera avec raison le Patriot Act de Bush, mais nous lui donnons tort quand au nom de la défense de la liberté d’expression, il raille et fustige le parti communiste américain qui en 1977/78 proteste contre un défilé du Parti nazi dans les quartiers juifs de la ville de Skokie, banlieue de Chicago, connue pour abriter une communauté juive et de nombreux rescapés du génocide nazi.
La pétition signée par Chomsky va plus loin que la seule défense de la liberté d’expression. Elle affirme que Faurisson « a fait une recherche historique approfondie et indépendante sur la question de l’holocauste ». Faurisson, un historien sérieux ? Voilà une juste question posée par Vidal-Naquet et passée sous silence par le film.
D’ailleurs Bricmont estime nécessaire de défendre la liberté d’expression de Faurisson et écrit ainsi un article intitulé " La désionisation de la mentalité américaine" http://www.ism-france.org/news/article.php?id=6152&type=analyse&lesujet=Sionisme
« ... [9] En France, cela voudrait dire défendre la possibilité de s’exprimer librement pour des personnalités aussi diverses que Boniface, Ménargues, Dieudonné, Chomsky, Garaudy ou Faurisson. Ceci est évidemment autre chose que défendre les idées de ces personnalités... »
On notera au passage la manœuvre de Bricmont consistant à amalgamer Pascal Boniface et Chomsky à des négationnistes et antisémites avérés tels Garaudy, Faurisson, Dieudonné. Je précis que l’idée de tenir Chomsky ou Pascal Boniface pour antisémites est loin de moi. Je tiens que Chomsky a plutôt de fausses idées :
Faurisson n’est pas du tout un « libéral apolitique » comme l’écrit Chomsky au cours de la polémique, pour lancer ensuite qu’il est « cinglé », puis au final et après maintes contorsions consentir à reconnaître son soutien comme une erreur. De fait, Faurisson et Thion s’inscrivent dans une tradition politique, celle du courant négationniste fondé par les nazis eux-mêmes et par le militant pétainiste Bardèche, puis popularisé par Paul Rassinier.
On peut s’inquiéter de lire sous la plume de Bricmont, dans le récent Cahier de l’Herne, une caractérisation de Serge Thion en « spécialiste du Cambodge, un militant anticolonialiste depuis toujours". Que veut dire, en 2007, une présentation positive de Thion, fasciste et négationniste depuis 20 ans ?
Enfin, Chomsky prétend disqualifier le droit des vainqueurs au Tribunal de Nuremberg, ce qui renvoie, dos-à-dos nazis et victimes et cautionne la base du négationnisme.
Le procès de Nuremberg nécessiterait un long développement.
Notons que n’y fut pas jugé le sauvetage possible des camps de la mort,
La guerre avec le Japon en était exclue et donna lieu à un ersatz de procès à Tokyo : ni les massacres de l’armée japonaise à Nankin, ni la bombe d’Hiroshima n’ont été réellement traités. Il en ira de même des actes de cannibalisme commis par des soldats japonais sur les prisonniers et les populations civiles. Mais cette dernière barbarie « n’existerait » sans doute pas pour Chomsky qui nie l’existence du cannibalisme dans l’Histoire. Ce dont se moque, sur un mode cinglant, Pierre Vidal-Naquet dans sa dénonciation du négationnisme.
À Nuremberg, procès monumental conçu au départ comme tribunal de guerre, suite au partage du monde préfiguré, dès 1943, à la Conférence de Téhéran, les millions de morts juifs « s’invitèrent ». Sur l’ampleur d’une catastrophe jusqu’ici inimaginable et inconnue dans l’histoire, les États-Unis et l’URSS pressés par leurs propres communautés juives, devaient au moins nommer « la chose ».
C’est ainsi que naquit la notion de « crime contre l’humanité » puis en 1948 le terme de génocide élaboré par le juriste Lemkin qui faisait partie du Parquet à Nuremberg. Avancer que la notion de « crime contre l’humanité » n’empêche ni la reproduction des massacres et génocides, ni l’impunité de leurs responsables, tant que l’impérialisme domine le monde constitue une vision idéaliste du droit. La définition du crime n’arrête pas celui-ci. Ainsi l’accident du travail, qui n’est que la requalification du meurtre ou de la mutilation de l’ouvrier, n’a pas disparu par le seul fait de sa définition. Mais, si chaque patron se voyait condamné au pénal, la sécurité du travailleur sortirait grandie et mieux assurée. Le respect et l’application du droit acquis, la punition de son mépris ou de son viol sont bien l’expression d’un rapport de forces qui résulte d’un combat. Sa feuille de route tient dans l’injonction « Plus jamais ça ».
Le plus stupéfiant du film concerne l’Allemagne de Weimar. Pour illustrer la thèse de Chomsky sur la "Fabrique du consentement" (titre d’un de ses ouvrages les plus connus), on y prétend que la « masse » allemande, présentée comme un troupeau sans distinction de classes, a pu, malgré ses grands « acquis démocratiques », consentir au nazisme par la seule force de persuasion des médias.
On nous présente le journaliste américain Walter Lippmann comme principal inspirateur de la propagande nazie laquelle, en vérité, hérite de Gustave Le Bon. Dans la Psychologie des foules (1894), Le Bon analyse les moyens d’influencer les masses à leur insu. Ce précurseur de l’ethnoracisme, membre du mouvement normand d’extrême droite, fut traduit dans plusieurs langues et connut un grand succès auprès des partis les plus rétrogrades. Il fut le principal inspirateur de la propagande nazie, de Mein Kampf aux discours de Goebbels.
Mais il fallut plus fort que les discours pour qu’advienne le IIIe Reich. Chomsky et le film de Mermet oublient pour les années 1920, l’écrasement de la révolution allemande, l’assassinat de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht par le social-démocrate Noske et pour les années 30, la tragique division du mouvement ouvrier à l’heure où il aurait fallu s’unir face aux forces réactionnaires et à l’oligarchie financière qui soutenaient Hitler.
Même silence, ici, de Chomsky sur la construction du parti nazi, des S.A, la terreur contre les meetings ouvriers, les syndicats, l’assassinat de milliers de communistes, socialistes, anarchistes et chrétiens antinazis.
Venant d’un grand intellectuel théoriquement bien informé des choses du monde, je doute que cela puisse être ignorance. Non. Cela s’appelle réviser l’histoire.
Laura Laufer
Les citations sont extraites du dossier de presse rendu public sur Internet, du film ou du Cahier de l’Herne. Chomsky 2007
Lire : Les assassins de la mémoire. Pierre Vidal–Naquet. Ed. Points Seuil.1995