Cinquante après la fin de la Guerre d’Algérie, de nombreux films qui parlent de cette guerre seront montrés durant un an. J’ai choisi en cette occasion de saluer trois femmes cinéastes qui l’ont filmée, chacune à sa manière, entre 1957 et 1962. Un geste parfois oublié de la commémoration officielle.
Cecile Decugis :
Cécile Decugis tourne en 1957 Les Réfugiés, un court métrage sur les déplacements de population algérienne en Tunisie. Parallèlement, elle monte les premiers courts et longs métrages de François Truffaut et de Jean-Luc Godard. Le 9 mars 1960, alors qu’elle travaillait avec Truffaut sur Tirez sur le pianiste, Cécile Decugis est arrêtée à Paris et condamnée à cinq ans de prison pour avoir loué un appartement à des militants du FLN. Elle passera deux années à la prison des femmes de la Petite Roquette où elle sera la détenue n° 318.
François Truffaut se mobilise alors pour aider à payer les frais d’avocat et tenter d’obtenir un pourvoi en cassation. Il se porte garant pour lui procurer, par la suite, un emploi de chef monteuse aux Films du carrosse. Le cinéaste rédige, à cette fin, de nombreuses lettres de sollicitation et centralise les collectes d’argent, dès avril 1960. Jean–Luc Godard, Jean Rouch, Alain Resnais, Claude de Givray, Pierre Kast, Françoise Giroud, Marguerite Duras, les producteurs Georges de Beauregard et Pierre Braunberger, entre autres, participent à ces collectes.
À la fin des années 1960, Cécile Decugis deviendra durant une quinzaine d’années, la monteuse attitrée d’Éric Rohmer.
Comme réalisatrice,elle a tourné les films suivants : Les réfugiés (1957) court métrage devenu en 2011 La distribution de pain, Le passage (1965), Italie aller retour (1984), Une soirée perdue (1984), Edwige et l’amour (1986). On a pu voir plus récemment deux autres de ses réalisations :
La grève de la batellerie (1999-2000). Paris été 1985, la réalisatrice filme la grève des bateliers dont les péniches sont rassemblées au pont Alexandre III. Ce film tourné en super 8 a été remonté en 1999. Il montre des images des grévistes sur leurs bateaux ornés de banderoles protestataires et la distribution de tracts aux automobilistes…
Renault-Seguin la fin (2009). Durant un an, Cécile Decugis a filmé la destruction de l’ancienne usine Renault édifiée sur l’île Seguin. Chronique précise, ironique et lucide d’un bâtiment qui a été à la fois le fleuron de l’industrie française et le symbole des luttes ouvrières.
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Cécile Decugis croyait perdu son court - métrage Les Réfugiés où, en 1957, elle avait filmé des familles algériennes réfugiées en Tunisie. Ces familles avaient fui la ligne Morice - du nom du ministre de la Défense d’alors -, un barrage de barbelés bientôt électrifiés érigés sur 460 kms de bande frontalière par l’armée française pour interdire le ravitaillement en armes de l’Armée de Libération Nationale et toute circulation.
Grâce à un négatif muet retrouvé par la veuve du producteur Hedi Ben Khalifa, la réalisatrice propose un nouveau montage et une nouvelle bande-son avec un commentaire dit par elle-même : le court métrage Les Réfugiés (1957) devient La distribution de pain (2011).
Comme dans tout vrai documentaire, l’introduction du film situe clairement les lieux et le moment précis où se tient son action : juin 1957, alors qu’une carte commentée nous conduit au bec de Ghardimaou, « le point stratégique le plus important de la région », véritable base arrière de l’A.L.N , où fermes et granges servent d’entrepôts pour les armes.
Des paysages
Le film montre un fragment de la route mythique qui mène en Algérie. La rivière Medjerda, venant des hauts plateaux, pénètre, ici, par une cluse et dessine des modelés divers formant crêtes et collines, pentes et vallons, sentes et chemins. Au-delà, dans la vallée supérieure, le passage par les montagnes s’avère difficile alors qu’au pied du plateau rocheux de la frontière, on découvre la voie ferrée qui reliait Tunis à Alger. À la végétation forestière des chênes-lièges succèdent les terrains pierreux et arides du plateau. Si les nuits sont fraîches, les jours sont brûlants et ponctués sans cesse par les bruits sourds de la mitraille. C’est la Guerre. Ainsi de ces hommes, vus d’en haut sur un pont dont la balustrade de pierres, trouée par endroits, s’est écroulée.
Des hommes
Le commentaire s’interroge et questionne des images vues maintes fois ailleurs, celles de l’enfant dans la guerre. Un classique du film de guerre, images qui provoquent toujours la compassion du spectateur quand, bien même, celui -ci ignore la réalité du champ de bataille et la nature des forces en présence. La caméra le saisit ici, l’enfant seul ou en groupe, lui jetant un regard inquiet, méfiant ou furtif devant son insistance. À notre premier regard, ces enfants paraissent abandonnés ou perdus, mais le commentaire, le montage et le mouvement de la caméra corrigent bientôt cette illusion, car leurs familles se tiennent, regroupées à quelques dizaines de mètres. Et ces adolescents « Ont - ils faim, sont ils malades ou s’ennuient ils » se demande l’auteur qui nous en dit plus sur le but originel du film : commandité alors par la Tunisie, devenue indépendante, il devait appuyer sa demande à l’O.N.U d’une subvention pour l’accueil des familles réfugiées.
Sous les oliviers, des hommes, ceux que le film nous montrera, plus loin, photographiés en groupe et dont il nous dit qu’ils sont là parce qu’un « un peu simples et jugés inaptes à la clandestinité ». Leurs ombres portées sur le sol en pente font corps avec celles des arbres. Ils attendent assis alors que, derrière eux, on distingue parfois un rare cheval qui broute l’herbe rase. Se doutent-ils, que les chefs de la rébellion viennent d’arrêter, il y a deux mois, leur stratégie : « dans la plus extrême confusion, ils devaient débattre de la question suivante : devait on donner la priorité au politique ou au militaire ? Après d’âpres discussions et de terribles dissensions, le militaire l’emporta. En éliminant physiquement, six mois plus tard celui qui avait jusqu’au bout défendu l’option politique, leur ancien et fidèle compagnon, les révolutionnaires algériens se situaient étrangement dans la tradition des révolutions européennes ».
Le commentaire choisit ici l’évocation nette de l’affaire Abane Ramdane, une affaire qui divisera et qui suscite, encore aujourd’hui, les passions les passions les plus vives. Et d’espérer que, dans vingt ans, c’est dans les récits de leurs ainés et les livres d’histoire, que les enfants, vus ici, apprendront la vérité. Corvée d’eau pour les femmes. Toutes, vêtues du costume traditionnel, coiffées de turbans, oreilles ou bras de lourds et larges bijoux, se rendent au point d’eau que la Medjerda pourvoit en toute gratuité. On les voit, traversant un chemin ou remontant la pente, un enfant sur le dos, rapporter dans l’amphore, le seau, ou le bidon, ce bien si précieux : l’eau. Loin des fermes et des granges, sous quelques tentes rudimentaires dressées, à plus de trente degrés sur un plateau désertique, le bourdon des mouches ou l’aboiement d’un chien maigre attaché par une épaisse corde ne réveillent pas celui qui, accablé de chaleur, dort d’un sommeil profond. On pourrait croire ce lieu isolé et loin de tout, mais là encore, le montage et le commentaire démentent l‘ image : cela n’est pas.
Et du pain
À proximité, le camion de ravitaillement du croissant rouge tunisien vient distribuer le pain : denrée précieuse, ô combien indispensable à la vie !
L’insertion d’un extrait lu du texte d’Albert Camus, Misère de la Kabylie*, dénonce l’indigence, dit l’urgence alimentaire devant les risques de famine et tourne le regard du spectateur sur le sort des populations civiles. Ces réfugiés, pris dans la tourmente et où dominent les femmes et les enfants, pourront-ils tenir d’une saison à l’autre, vaincre la faim et la soif et si “oui” aujourd’hui, qu’en sera t -il demain ?
On le sait, dans la Guerre, la population devient l’enjeu stratégique des camps qui s’affrontent : d’un côté, le croissant rouge tunisien ; de l’autre, le futur Service d’Action sociale de la France. Cécile Decugis, transformant le titre de son film d’origine “Les Réfugiés” en “La Distribution de pain”, place la question de la faim, de la soif et de la survie au cœur de sa démarche, rejoignant avec le fil du temps, celle de Camus quand il écrivait “On aura senti du moins que la misère ici n’est pas une formule ni un thème de méditation. Elle est. Elle crie et elle désespère”.
Le travail de cinéma effectué par Cécile Decugis permet, par un retour sur ses propres images, d’interroger ce qu’elle avait filmé alors. Avec plus de cinquante ans passés, c’est un nouveau regard qui nous invite à découvrir ces images fort belles d’autant précieuses que ce sont aussi celles du premier documentaire sur les réfugiés algériens et celles du premier film tourné par une femme durant la Guerre d’Algérie.
Laura Laufer
*Albert Camus, Chroniques algériennes, 1939-1958, Actuelles III, éditions Gallimard, Collection Folio essais, 1958, 213 p. 7 €
Dans quelles circonstances avez-vous tourné ce film ?
Cécile Decugis : On était en 1957, un ami à moi, Hedi BEN KHALIFA, que j’ai connu via Claude De Givray, Godard, Truffaut et qui connaissait aussi Vautier, a produit le film. René Vautier partait en Tunisie et je l’ai rejoint. On est arrivé à Tunis et René Vautier a arrangé avec le gouvernement tunisien de tourner un reportage sur la frontière algéro-tunisienne qui concernait l’arrivée de centaines de réfugiés algériens lesquels fuyaient la construction de la Ligne Morice. La Ligne Morice était ce barrage militaire construit par l’armée française pour étanchéifier la frontière et pour empêcher le passage de l’armement clandestin des maquis algériens. Cette ligne vidait les civils algériens sur des quelques milliers de kilomètres, dans la bande de terre qui longe la frontière tunisienne. La Tunisie entrait à l’ONU officiellement en novembre 1957 et ce reportage qui était en fait commandité était destiné à être présenté à l’ONU pour une demande de subvention afin d’aider Bourguiba dans l’aide à ces réfugiés. Il y a là des familles algériennes, des femmes et des enfants. J’ai filmé un camion du croissant rouge tunisien qui distribue le pain et cette distribution est en réalité organisée en sous –mains par les Algériens de l’ALN. On voit notamment deux Algériennes en costume militaire et elles portent un revolver à la ceinture.
Cécile Decugis : Après que j’ai eu tourné ce film qui devait être présenté à l’ONU, je suis rentrée à Paris, on en a plus parlé et je ne savais pas ce qu’il était devenu. Quand Hedi est mort en 1985, sa veuve qui était une amie a trouvé dans la cave une bobine. On l’a ouverte et c’était les images des Réfugiés. Quinze à vingt ans ont passé, et Raphaël Pillosio a réalisé un film Algérie d’autres regards qui montrait des images tournées par René Vautier ainsi que des images de mon film. Le producteur du film de Raphaël m’a alors offert de transférer mon film qui était en 16mm noir et blanc étalonné sur support numérique. J’ai accepté puis laissé le film, mais, avec l‘approche du cinquantenaire de la fin de la Guerre d’Algérie, je me suis dit pourquoi ne pas en faire quelque chose. Comme le numérique permet un montage chez soi, j’ai repris le film en ajoutant un court prologue sur la Ligne Morice. J’ai écrit le commentaire en avril dernier et mixé le film en juin. Le commentaire assez détaché et politique est de Michel Delahaye, un ami et ancien critique des Cahiers du cinéma. J’ai trouvé un ingénieur du son tunisien et le hasard a fait que j’ai obtenu par le biais d’une amie la possibilité d’utiliser des sons qui venaient du film Indigènes.
Que diriez-vous de la période ?
Cécile Decugis : Je suis entrée de plain-pied dans la Guerre d’Algérie par ce que je savais ce que les Algériens pensaient et comment ils étaient. Dans le commentaire du film, je questionne au second degré l’affaire Abane Ramdane, mais je n’ai pas dit son nom parce que je ne suis pas algérienne et je n’ai pas envie de mettre de l’huile sur le feu. Je dois dire aussi que j’ai grandi dans le Vercors. En 1944, j’ai vu les conflits entre FFI et FTP et c’est pour cette raison qu’en arrivant dans la Guerre d’Algérie, je n’étais pas dépaysée.
En 1960, vous êtes arrêtée pour aide au FLN, condamnée à cinq ans de prison. Vous en effectuerez deux à la prison de la Petite Roquette. Dans quelles circonstances avez-vous été arrêtée ?
Cécile Decugis : C’est de ma faute, je n’ai pas été assez prudente. J’ai été arrêtée pour avoir aidé à l’hébergement d’un ami du FLN.
Pourriez vous me parler de la mobilisation des intellectuels en 1961 comme l’Appel des 121 ?
Cécile Decugis :La mobilisation des intellectuels ? Vous voulez rire… C’était en 1956 qu’il fallait bouger ! En 1960-61, c’était un peu tard !
Propos recueillis par Laura LAUFER