Je vous propose d’écouter un entretien que j’ai réalisé en 1988 où j’interroge Manoel de Oliveira sur son parcours cinématographique de Douro Faina Fluvial (1929) aux Cannibales 1988. Le fichier a été divisé en 4 parties pour faciliter l’inclusion dans la page.
Le cinéaste évoque dans cet entretien la place de l’utopie dans son œuvre, l’histoire du Portugal, les amours frustrés, son abandon d’un cinéma de montage proche de Walter Ruttmann ou Vertov (dont Oliveira est contemporain), l’impact laissé sur son œuvre par les futuristes (Marinetti), celui de Buñuel et de Jean Vigo, les relations entre documentaire et fiction, théâtre et cinéma, et le mouvement des sons qui joue un rôle fondamental dans son cinéma.
Quelques extraits de cet entretien sont alors parus dans le journal Libération.
Ci-dessous également un article publié dans "Cinéma", en 1991, où je reviens sur les liens entre cinéma et théâtre dans l’œuvre d’Oliveira.
Sa première oeuvre Douro Faina fluvial, s’inscrivait dans un cinéma muet où le montage dominait encore avec les films de Dziga Vertov et de Walter Ruttman. Sa réalisation d’ Aniki Bobo en 1942 ouvrait la voie au néo réalisme. Son magnifique documentaire Acte du printemps interrogeait le lien entre cinéma et théâtralité tout en affirmant le processus de la création cinématographique par la présence à l’écran des outils cinématographiques et de l’équipe du film en train de se faire. Dès Le passé et le présent son œuvre ouvrait la voie à une modernité où se continue l’influence de Luis Buñuel (Les cannibales) et de Samuel Beckett (Mon cas). Avec des chefs- d’œuvre tels que Francisca, Amour de perdition, Val Abraham,Manoel de Oliveira demeurera comme un des artistes les plus importants du 7ème art.
L’étrange affaire Angélica de M. de Oliveira (2010- Portugal/France/Espagne/Brésil).
En 1952, Manoel de Oliveira écrit une première version du scénario de ce film qu’il ne tournera qu’en 2010. Le personnage principal de cette fiction, Isaac est un Juif exilé au Portugal et loge dans une petite pension de famille. Photographe de métier, Isaac est appelé en pleine nuit par une riche famille pour prendre la dernière photographie de leur fille Angelica, une belle jeune femme qui vient de mourir. Isaac dans l’objectif voit Angelica lui sourire et en tombe amoureux.
Troublé par cette vision, il veut en percer le mystère, mais l’image de la jeune femme va le hanter. Un tel récit, mais ici sans noirceur, ni angoisse, pourrait se trouver dans la série des Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe. L’aventure d’Isaac s’inscrit dans l’insolite, l’étrange, l’onirisme, mais reflète aussi l’état du monde, car la crise économique, la pollution, le travail s’invitent dans plusieurs séquences.
Dans le scénario de 1952, le personnage d’Isaac connaissait les persécutions nazies et fuyait au Portugal. Oliveira aujourd’hui n’évoque plus le passé du personnage, mais montre, avec humour, le regard que posent les autres sur Isaac, croyant voir dans le Juif quelqu’un de différent, d’insolite, d’une inquiétante étrangeté.
Pourtant jamais Oliveira n’a semblé lui-même aussi proche d’un personnage que celui d’Isaac. En effet, l’aventure s’inspire d’une expérience vécue par le cinéaste qui, un jour photographiant une morte, crut la voir s’animer.
Choisissant le fantastique dans un temps présent indéfini, le doyen des cinéastes, aujourd’hui âgé de 102 ans, fait naître en nous le sentiment de l’éphémère et celui de l’éternité. Il interroge sur le temps, la mort et l’amour dans un regard qui n’est pas funèbre, mais plutôt mélancolique.
Portant la mémoire du passé comme une ombre qu’il fuit, Isaac préfère rejoindre le lointain merveilleux. D’abord la nuit quand il rêve, puis tout éveillé, et enfin quand il meurt, Isaac, s’envole avec sa bien-aimée. Images d’un voyage chimérique où l’envol évoque celui qu’on voit dans les tableaux de Marc Chagall (cf. Sur la ville…) et dans les trucages des films de Méliès.
Oliveira rend aussi hommage aux gestes du travail à l’ancienne, comme Isaac qui photographie sur papier argentique Angelica ou les ouvriers qui bêchent la terre dans les vignes, au dessus du Douro et dont les chants s’opposent au bruit des machines. Là encore, comme dans tous les films parlants d’Oliveira, les sons participent des choix de mise en scène pour créer le mouvement - ici, les machines ou la superbe musique de Chopin.
Mêlant documentaire (le travail, les vignes, le Douro) et fiction, présent et passé, mélancolie et humour, ce film simple et limpide est empreint de réalisme magique.
Laura LAUFER