Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Le dernier des injustes de Claude Lanzmann









À propos de La destruction des Juifs d’Europe, lire aussi mon entretien avec l’historien Raul Hilberg :http://www.lauralaufer.com/spip/spip.php?article54

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Le dernier des injustes de Claude Lanzmann

Lanzmann part sur la trace des lieux de la déportation dans le camp de Terezin et reprend dans ce film sa rencontre à Rome avec Benjamin Murmelstein, le premier témoin qu’il avait filmé alors qu’il réalisait Shoah. Il avait alors choisi de ne pas y intégrer ce témoignage qui pouvait à lui seul faire l’objet d’un autre film. Murmelstein rabbin et professeur d’université à Vienne, a été le dernier doyen du conseil juif du camp de Terezin, une personnalité intelligente, attachante, témoin infatigable et capital.

Ce qui frappe dès l’ouverture du film, c’est la mise en scène du propre corps de Lanzmann et de sa voix. Le corps parfois vacille, du fait de l’âge -87 ans-, et la voix, à l’intérieur des immeubles de l’ancien ghetto de Terezin, nous rend palpables l’absence de ceux qui y passèrent et l’extrême dureté de leur vie dans cette enceinte, avant d’être menés à l’assassinat de masse que les nazis leur destinaient.

Et dans l’image et le son, tout renvoie à ce meurtre : les murs lépreux dont la peinture s’écaille, les marches d’escaliers branlants, la voix de Lanzmann dans les combles vides où celle, admirable et puissante, du cantor de la synagogue du Golem de Prague, lieu où sont gravés sur des panneaux coulissants les noms d’innombrables victimes du génocide.

Murmelstein témoigne de la responsabilité irréfutable d’ Adolf Eichmann comme maître d’œuvre de l’organisation du processus d’ensemble de la destruction des Juifs d’Europe et dénonce la thèse « de la banalité du mal » de Hannah Arendt. Une théodicée qui a créé le mythe Eichmann, un être qui ne « pense pas » , dans sa médiocratie de bureaucrate zélé, une figure auréolée du nimbe des ténèbres du Mal. Cette idée a fait fortune et est encore très en vogue de nos jours, la métaphysique n’exigeant aucune recherche sérieuse et donnant l’illusion du savoir, sans avoir jamais rien appris. Ceux qui ont lu Raul Hilberg et David Cesarani savent depuis longtemps que cette thèse gangrène la perception des criminels nazis en substituant à la vision historique, une vision métaphysique de l’Histoire.

En tout cas, pour Murmelstein, Eichmann est loin d’être banal quand il le réveille en hurlant et le menace d’un revolver à trois heures du matin. Murmelstein témoigne de la jubilation antisémite avec laquelle Eichmann, durant la Nuit de Cristal, l’invite à venir constater la destruction des synagogues de Vienne.
C’est après l’Anschluss, en mars 1938, qu ’ Adolf Eichmann était arrivé en Autriche pour y organiser l’expulsion des Juifs par l’ émigration forcée et la création du Bureau central pour ce faire. C’est là qu’intervient la mission qu’il ordonne à Murmelstein d’exécuter. Murmelsein atteste qu’étant donné le sort fait aux Juifs, nombreux étaient ceux candidats à l’émigration. C’est ainsi qu’il organise les départs vers l’Espagne, le Sud de la France, le Portugal et l’Amérique du Sud.

Pour accélérer dès 1938, l’émigration juive forcée, Eichmann se rend en Palestine pour négocier directement avec l’Agence juive de peuplement. On arriva en dix-huit mois, au chiffre de 150 000 Juifs expulsés, soit 60 % de la population juive autrichienne.

Au total, en dix-huit mois, 150 000 Juifs sont expulsés, soit 60 % de la population juive autrichienne. Murmelstein confirme aussi l’enrichissement personnel d’ Eichmann par la création du « fonds d’émigration » qu’il fait alimenter par les Juifs les plus aisés et qu’il détourne en grande part à son profit.

Heydrich avait conçu le projet de créer à Madagascar la réserve de regroupement des Juifs mais cela échoue, du fait de la main mise des Anglais sur Madagascar. C’est alors Eichmann qui trouve la solution de remplacement : à Nisko, où il fait déporter 80 000 Juifs du territoire annexé de Haute Silésie orientale et 5000 Juifs de Vienne. Murmelstein est contraint d’accompagner le premier wagon.

Mais les nazis cherchent mieux et détruisent toute trace du regroupement à Nisko. Cet effacement des traces, sera une des conditions centrales de la réalisation du crime de masse qui se prépare car la négation du crime fera partie du plan d’anéantissement, la Solution finale décidée en 1942.
Murmelstein témoigne aussi de la surestimation du rôle des Conseils juifs dans la Solution finale car la terrible machine avançait, avec ou sans eux. L’Europe comptait environ un millier de Jüdenrate formé de douze membres par conseil. Les notables juifs avaient appris par des siècles de persécutions et de pogroms, la collaboration technique ou administrative pour tenter de sauver « l’essentiel », sachant qu’après toute tempête, venait l’accalmie, mais ils n’imaginaient pas que, cette fois, l’ennemi nazi avait décidé de les détruire, tous, jusqu’au dernier. Certains firent du zèle : comme le dictateur Rumkovski à Lodz, d’autres conseils juifs résistèrent comme à Minsk et Bialystok où ils agirent de concert avec la résistance.

Murmelstein insiste sur le rôle de bouffon ou de marionnette que les nazis entendaient leur faire jouer, c’est pourquoi il décida, à la manière de Sancho Pança, mais avec plus d’intelligence, d’agir avec réalisme pour tenter d’améliorer la vie quotidienne. Il précise qu’il se refusa toujours à établir des listes, pensant «  si les nazis veulent déporter, c’est à eux de choisir qui  ».

En vérité, il témoigne de ce que de nombreux doyens furent placés entre le marteau et l’enclume, dans une impasse tragique et que la marge de manœuvre, pour sauver les vies, fut toujours très étroite. -
Laura Laufer

* Pour cet article concernant les faits mentionnés dans le film, j’ai repris les chiffres donnés par Raul Hilberg dans sa dernière édition de La destruction des Juifs d’Europe (Gallimard).

Une mise en scène nazie

Le Führer offre une ville aux Juifs.Theresienstadt. Ein Dokumentarfilm aus dem jüdischen Siedlungsgebiet ( 1944).

Dans Le Dernier des injustes, Lanzmann abandonne la voie de l’irreprésentabilité de la barbarie, telle qu’adoptée dans ses précédents films et on y trouve de nombreuses images du passé : photographies, peintures et même des extraits du film de propagande Hitler offre une ville aux Juifs, un film dont il faut préciser dans quelles circonstances il fut tourné.

En 1944, les nazis pour faire cesser les rumeurs qui commencent à circuler sur le sort des Juifs qui disparaissent décident de réaliser un film de propagande. Ils persuadent Kurt Gerron, déporté juif de Terezin de le réaliser en lui promettant en échange la vie sauve. Gerron était un célèbre acteur berlinois de cabaret et un réalisateur. Il avait créé l’Opéra de quatre sous sur scène et on l’a vu au cinéma, notamment, aux côtés de Marlène Dietrich dans L’ange bleu.

Quand Hitler prend le pouvoir, Gerron se réfugie en France puis aux Pays-Bas. Il sera finalement arrêté et déporté à Theresienstadt. Le tournage a lieu, peu après, la visite de la délégation de la Croix rouge à Terezin conduite par Maurice Rossel qu’on voyait dans un autre remarquable documentaire de Lanzmann Un vivant qui passe.

Le ghetto de Terezin est en vérité un camp de concentration. Conçu à l’origine, pour y mettre les Juifs du Reich âgés de plus de 65 ans, on y déporte de nombreuses personnalités des mondes des arts et du spectacle ou des sciences. Les conditions de vie à Theresienstadt sont extrêmement dures. Sur une superficie qui accueillait jusque là 7 000 Tchèques, environ 50 000 Juifs sont rassemblés. La nourriture est rare : en 1942, on y meurt beaucoup de faim. Le typhus fait des ravages. La pendaison sur place y est fréquente et la plupart de ses déportés seront acheminés vers Auschwitz pour y être assassinés.

Peu avant la venue de la Croix Rouge et pour le tournage du film, les nazis ont ordonné que le ghetto soit nettoyé et embelli. Ils ont fait livrer du bois et du verre pour refaire les fenêtres, fait ouvrir le mur qui interdit l’accès au parc de Terezin, créé des salles de spectacle, fait asphalter la chaussée, donner des vêtements propres et distribuer de la nourriture. Juste avant le tournage, on distribue des tartines aux enfants. Ces quelques jours apparaîtront aux déportés comme un moment de répit et ils se mettent à espérer en l’amélioration de leur condition de vie, d’où les visages confiants et souriants qu’on voit dans le film.

Après le tournage du film, la plupart des acteurs et téchniciens de l’équipe sont envoyés à Auschwitz et seront gazés.

Kurt Gerron et sa femme sont gazés dès leur arrivée, le 28 octobre 1944.

Le film n’a pas été diffusé à l’époque, à l’exception de quelques extraits découpés pour la propagande. Ce film n’existe plus aujourd’hui que par quelques fragments.

Sa supercherie atteint des sommets de cynisme et de monstruosité. Elle prouve, une fois de plus, que la vérité des images ne saurait se réduire au visible et que seule la connaissance des conditions de leur production permet de l’approcher. -
Laura Laufer -


A propos du camp de déportation de Terezin :
Les nazis prennent conscience que la disparition des Juifs renommés parmi les personnalités artistiques, écrivains, peintres, scientifiques, juristes, diplomates, musiciens et universitaires suscitent dans l’opinion mondiale des questions quant au sort réservé aux Juifs.

Ils décident d’ entreprendre une monstrueuse supercherie de propagande en faisant du camp de Terezin une vitrine donnant une image positive du traitement des Juifs qui y sont déportés.

Les enfants peuvent y poursuivent leur scolarité : des classes quotidiennes et des activités sportives sont organisées, le magazine Vedem est publié. 15 000 enfants bénéficient de ces mesures. Parmi ceux-ci, à peine 1 100 étaient encore en vie à la fin de la guerre.

À Theresienstadt, les nazis encouragent la correspondance écrite avec l’extérieur laquelle demeure sous étroite surveillance, voire même manipulée.
Des artistes de premier ordre sont déportés à Theresienstadt et beaucoup y trouvent la mort.

Les conditions de vie à Theresienstadt sont extrêmement difficiles. La nourriture est rare et en 1942, environ 16 000 personnes meurent de faim.

Après l’arrivée de Danois dans le camp, le Danemark demandera qu’une délégation de la voix Rouge puisse visiter le camp. C’est à cet épisode que Lanzmann a consacré son film Un vivant qui passe où il interroge Maurice Rossel qui conduit la délégation.

En vérité, Terezin est l’antichambre de la mort avant l’envoi des déportés à Auschwitz pour y être assassinés. On y meurt aussi sur place, de faim ou du typhus et le meurtre par pendaison, comme le rappelle Lanzmann dans Le dernier des injustes, y est fréquent.

Parmi les artistes déportés à Terezin citons les noms de la cinéaste Marceline Loridan - Ivens, du compositeur Viktor Ullmann et du poète Robert Desnos qui y mourra du typhus.