Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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J’accuse de Roman Polanski.









Mon article sur le film de Roman Polanski est paru dans le n° 370 de La presse nouvelle du 1er novembre. Je l’ai complété ici de la mise en exergue d’un extrait de lettre concernant l’Affaire Dreyfus, adressée par Paul Claudel anti dreyfusard à Charles Péguy dreyfusard, d’un extrait du texte de Péguy La Raison qui lui répond et d’un paragraphe.

Paul Claudel "Si vous êtes chrétien,vous êtes ami de l’ordre ; si vous aimez l’ordre, vous reconnaissez l’autorité ; et quelle autorité y a-t-il si vous la jugez comme ayant vous-même autorité sur elle ?" (Lettre à Charles Péguy)

Charles Péguy : "La raison ne procède pas par la voie de l’autorité. La raison ne procède pas de l’autorité gouvernementale. C’est donc trahir la raison que de vouloir assurer le triomphe de la raison par des moyens gouvernementaux. C’est manquer à la raison que de vouloir établir un gouvernement de la raison. En aucun sens, la raison n’est la raison d’État. Non, la raison ne veut pas d’autels. Non, la raison ne veut pas de prières. Non, la raison ne veut pas de prêtres. Il n’y a pas un clergé de la raison. Nous sommes irréligieux de toutes les religions. C’est fausser la raison que d’imaginer, comme l’a fait Renan, un gouvernement spirituel de la terre habitée, un gouvernement des intellectuels omnipotents. Une république de cuistres ne serait pas moins inhabitable qu’une république de moines. » https://fr.wikisource.org/wiki/Études_socialistes/De_la_Raison

J’accuse de Roman Polanski avec Jean Dujardin, Louis Garrel, Mathieu Amalric.
J’accuse à la fois film historique et thriller, ne s’autorise aucun effet spectaculaire gratuit, mais joue la carte du récit classique, sobre et rigoureusement construit. Nous voilà donc dans la veine réaliste de Polanski montrant ici les principales étapes qui conduisent le colonel Picquart à découvrir l’identité de l’espion qui livrait à l’attaché militaire d’Allemagne des secrets militaires : Esterhazy. Un seul personnage porte la veine absurde ou surréelle, digne du cauchemar kafkaïen qu’on trouve dans plusieurs films antérieurs du cinéaste, celui de Dreyfus. Peu présent dans le film – et c’est justifié : l’infortuné capitaine, d’avril 1895 à juin 1899, temps crucial du développement de l’affaire qui porte son nom, était loin de toute action possible, enfermé et mis aux fers, sur l’Île du Diable.
Dans les scènes de dégradation et de réhabilitation, au début et à la fin du film, la raideur guindée, jouée par un Louis Garrel méconnaissable, telle que Polanski l’a voulue, n’est pas sans rappeler l’art grotesque des marionnettes.
Polanski entre d’emblée dans le vif du sujet : devant le sadisme du rituel du déshonneur infligé au capitaine, l’antisémitisme est dit crûment dès la première scène : « on entend le tintement de l’or à chaque galon enlevé à ce fils de tailleur juif  ». Si le film suit l’action du colonel Picquart, nommé chef du Deuxième Bureau (service des renseignements), Polanski ne nous cache pas que Picquart, officier brillant, républicain et respectueux de la hiérarchie, qui va prouver la falsification des documents du procès et montrer la culpabilité d’Esterhazy , est lui aussi antisémite.
Polanski traite peu de l’offensive politique fondamentale, qui se joue contre les républicains laïcs, de la part d’une droite révolutionnaire catholique , mais aussi née chez certains républicains laïcs raliés bientôt aux monarchistes, l’objectif étant de dénoncer ou renverser la République et le parlementarisme. L’affaire Dreyfus révèle à travers cette offensive, la montée du nationalisme et de l’antisémitisme. Ce racisme gangrène les entrailles de la société française bien au delà de la démarcation droite, gauche.. À côté d’un antisémitisme de la tradition catholique du Juif dénoncé comme « déicide », un nouvel antisémitisme prend son essor, dont l’affaire Dreyfus révèle l’ampleur et les différentes composantes. Celui du boulangisme, de Rochefort de la Ligue des Patriotes à Barrès, des accents plébéiens de Drumont… Un antisémitisme qui se nourrit aussi bien du déterminisme biologique et psychologique de Gustave Le Bon que des théories racistes et eugénistes de Georges Vacher de Lapouge. Ce dernier est membre fondateur, aux cotés de Jules Guesde, du Parti ouvrier français, membre de la première Internationale et rejoindra, par la suite, la SFIO. Guesde, au contraire de Paul Lafargue, refuse de défendre Dreyfus au prétexte que celui-ci est capitaine de l’armée né dans une famille bourgeoise - pas vraiment la grande bourgeoisie, d’ailleurs - !.
A la composante raciale de l’antisémitisme de Vacher de Lapouge s’ajoute une composante pseudo anticapitaliste qui imbibe le mouvement ouvrier français, niant, au mépris de toute réalité, l’existence des juifs dans la classe ouvrière : ainsi les notes de Proudhon, rédigées peu après sa lecture de Misère de la philosophie de Marx "juif et ténia du socialisme " (sic) expriment ainsi sa haine de la «  race  » des Juifs qui va jusqu’au souhait de leur « expulsion » du territoire, « ne les admettre à aucun emploi  » puis « renvoyer cette race en Asie ou l’exterminer  », Proudhon ne tolérant d’épargner que «  les vieillards qui n’engendrent plus  ». Nous ne sommes pas loin du programme de la Solution finale !
Enfin, après la défaite de Sedan et la perte de l’Alsace –Lorraine, s’ajoute l’antisémitisme de la composante nationaliste dénonçant l’espion allemand derrière chaque étranger.

On trouve dans le film de Polanski, le cocktail de toutes ces composantes (catholiques et monarchistes ou racialistes, anticapitalistes, nationalistes...) rassemblées notamment dans la voix du lieutenant colonel Sandherr, prédécesseur de Picquart au Service du renseignement. C’est au sein du fonctionnement de l’institution militaire, que le cinéaste montre l’ampleur de la contamination antisémite. Celle-ci infeste à un tel degré, les échelons les plus hauts de la hiérarchie militaire que Picquart en sera troublé : son antisémitisme "ordinaire », « courtois », n’est pas celui virulent de ses chefs, ni celui militant d’un Drumont. Picquart qui, prouvant l’identité du vrai traître, agit pour l’honneur de l’armée de la République, mais aussi pour ses propres galons, se heurte à la volonté obsessionnelle de ses chefs qui veulent que le traître soit de la « juiverie », quitte à fabriquer de fausses preuves. La machine, que Picquart lance pour prouver la culpabilité d’Esterhazy et l’erreur judiciaire pour Dreyfus s’emballe, retournée comme un gant par la hiérarchie militaire pour le broyer, à son tour.

Le cinéaste concentre son tir sur les rouages antidémocratiques de la grande muette, ses juridictions d’exception (conseils de guerre, procès à huis clos) et ses relais politiques dans les ministères. Il évoque aussi le dossier secret vide, mais découvert par Picquart où se, trouvaient des lettres illustrant les relations homosexuelles des attachés militaires. Secret et silence ici gouvernent. Le texte de Zola, d’un fracas éclatant, crèvera l’abcès : « Quel nid de basses intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile sacré, où se décide le sort de la patrie ! (...) Ah ! tout ce qui s’est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d’inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d’État ! »
Si Dreyfus fut réhabilité, Polanski montre que Picquart, ayant gagné ses galons de ministre de la Guerre, n’interviendra jamais, pour réparer l’outrage - Clémenceau non plus - ! L’injustice ne sera pas réparée. Pis, la validation des années de bagne pour sa carrière et pour le droit à une retraite juste, lui sera refusée.
On salue ici le choix des acteurs et leur direction, de Jean Dujardin à Mathieu Amalric composant avec la succulence qu’on lui connaît le mauvais graphologue Bertillon ou Grégory Gadebois, très juste et vrai dans le rôle de Henry.
La belle photographie de Pawel Edelman, collaborateur de Polanski depuis Le Pianiste, possède par endroit, une tonalité de couleurs et une précision qui rappellent, notamment, dans les scènes d’extérieur certaines toiles de Gustave Caillebotte, donnant l’impression de photographier le réel.
Avec l’affaire Dreyfus, le réalisateur retrouve des thèmes familiers.
The Ghost Writer, déjà co-écrit avec Robert Harris, le coauteur du scénario de J’accuse, était un excellent thriller politique qui dénonçait le mensonge d’État, avec celui inventé pour justifier la guerre d’Irak.
Dans Chinatown, Polanski montrait une machination criminelle montée pour piéger un ingénieur découvrant une grave affaire de corruption liée à la propriété de l’eau. Dans Rosemary’s baby le complot machiavélique venait des adeptes du culte de Satan. La machination et le complot sont des thèmes majeurs deans toute l’œuvre de Roman Polanski, leur lieu est le huis clos et leur nature est kafkaïenne. Depuis longtemps, le cinéaste avait en tête de réaliser un film inspiré de l’Affaire Dreyfus, ce qui n’étonne pas venant de celui qui réalisa Le pianiste film dans lequel on peut trouver traces de la propre expérience de l’antisémitisme vécue par le cinéaste, condamné à l’âge de neuf ans, dans le ghetto de Cracovie , à lutter pour sa survie après l’arrestation de ses parents.
L’affaire Dreyfus, fut effectivement un complot et une machination devenus un crime d’État, qui permit à la haine antisémite de gagner en meutes la presse et la rue. Et, il suffit à Roman Polanski, de trois images pour dire ce déferlement très efficacement : un autodafé, une vitre de boutique brisée, une inscription « Mort aux Juifs ».
Et cela, Roman Polanski, connaît.

Laura LAUFER. ©Presse nouvelle magazine n° 370- Novembre 2019