Voici deux textes sur Fritz Lang : le premier Fritz Lang de Vienne à la dictature élue . Le second publié par la revue italienne Cinemacessanta en 1989. Je l’ai écrit en français, la revue l’a traduit, mais je n’ai pas retrouvé le texte original. Il concerne le Secret derrière la porte et l’influence de l’architecte fonctionnaliste Adolf Loos sur Fritz Lang. Dans cette perspective, lire Ornement et Crime de Loos ou comprendre l’importance que Loos donnait à la chambre nuptiale et au tombeau n’est pas sans lien avec l’œuvre de Lang. Lo spazio dell’angoscia : Adolf Loos e Fritz Lang / Laura Laufer Lupino In : Cinemasessanta a.30 (1989), n.5-6, 40-41. 1. architettura e cinema. sull’influenza dell’architetto Loos sulle scenografie di Lang (cf.le PDF)
L’entretien Fritz LANG - William FRIEDKIN.
par Laura LAUFER.
Vienne
Fritz Lang, né à Vienne en 1890, fut un pionnier de l’art cinématographique et un de ses plus grands créateurs de formes. L’artiste a traversé son siècle. Partant de Vienne, il a travaillé à Paris, Berlin, Hollywood et accompli un détour par l’Inde pour y tourner deux de ses trois derniers films. La ville de Vienne en 1900 est un véritable laboratoire de l’art et des idées. C’est là que naissent la psychanalyse de Freud, la pensée philosophique de Wittgenstein, l’architecture fonctionnaliste d’Adolf Loos, la modernité musicale de Berg, Schoenberg, Webern. Le cinéma de Fritz Lang gardera les traces du creuset viennois.
Dans la Vienne du jeune Lang, l’antisémitisme contribue à précipiter une partie de la bourgeoisie juive dans l’assimilation. Bien que d’origine juive par sa mère convertie au catholicisme, Lang est baptisé et élevé dans la religion catholique. Son père, architecte municipal de la ville veut que son fils suive ses pas et l’inscrit à l’école d’architecture où le jeune Lang suivra, comme Wittgenstein, les cours d’Adoolf Loos. Après un an d’études, Lang se tourne plutôt vers la peinture. Ses premiers dessins seront influencés par Gustav Klimt et surtout Egon Schiele.
De 1913 à 1914, Lang vit à Paris de sa peinture. Il quitte la France après l’assassinat de Jaurès. Engagé dans l’artillerie austro-hongroise en 1915, d’abord blessé à l’épaule, il reçoit le 25 juin 1916 un éclat d’obus dans l’œil. Hospitalisé, il sera dégagé de ses obligations militaires. Lang a gardé de la guerre de 14-18 des blessures durables, souffrant pour le reste de ses jours de troubles de la vue.
Berlin, un pionnier…
Durant sa convalescence, Lang rencontre le producteur allemand Erich Pommer qui l’engage comme auteur de scénarios à Berlin. Dès 1919, avec la réalisation de son troisième film Les Araignées, apparaissent déjà les qualités du cinéma langien : une image dont le cadre et la structure tendent vers l’abstraction et l’économie ; une action généreuse où foisonnent les situations, les lieux et les personnages. Ce film possède l’esprit du feuilleton, mais la modernité de sa mise en scène ouvre au genre des perspectives nouvelles.
Les mythes légendaires du passé (Les Trois Lumières et Les Nibelungen), comme ceux du futur (Métropolis et la Femme sur la Lune) inspirent le cinéaste dans la création d’un cinéma monumental. Fritz Lang, après Georges Méliès, invente à sa façon le cinéma de science-fiction. Précédant de peu le cinéma hitchcockien des années 1920, il jette les grandes structures et lois fondamentales du film d’espionnage (Les Espions), du film criminel (Mabuse) et crée avec le personnage de M, le maudit le premier grand serial killer du cinéma.
Si Lang, dans sa mise en scène se révèle novateur et pionnier, son regard sur le monde est encore lourd d’idées rétrogrades. Le film Les espions, 1919, fait du crime organisé l’allié des bolcheviques et en 1922, Mabuse montre encore le crime issu d’un Empire des forces du Mal. Cette vision d’un manichéisme primaire se transformera lorsque Lang prendra conscience des réalités du monde, notamment avec la montée du nazisme. C’est en voyant les quatre films allemands qui ont pour personnage central le Docteur Mabuse, réalisés respectivement en 1922 (deux cette année-là), 1933 et 1960, que l’on comprend le parcours de Fritz Lang.
Le cinéaste va de la représentation abstraite de l’Empire du Mal à celle, matérialiste, du monde dominé par le pouvoir de l’argent qui soumet et corrompt hommes et institutions.
Regarder successivement Métropolis (1927) et M Le Maudit (1933) suffit pour mesurer l’évolution esthétique, morale et politique de Fritz Lang
Métropolis
Métropolis, révolutionnaire dans sa forme, souffre d’un fond rétrograde. Lang ne réussit pas la symbiose parfaite entre la forme et le fond qu’il atteindra par la suite. Toutefois, le film réalise à l’écran une architecture, une plastique et les rythmes d’une image novatrice qui feront la signature de Fritz Lang.
Métropolis montre une ville scindée en deux mondes superposés. Celui d’en haut symbolise le Capital, un monde triste d’où l’on voit, le jour, dans de faux jardins d’Éden, des passages suspendus, des gratte-ciel, de vastes bureaux à baies vitrées… Celui d’en bas symbolise le Travail, un monde aliéné d’où les hommes vivent sans jamais voir la lumière et travaillent comme des robots. Cette humanité esclave et souterraine est sacrifiée sur l’autel d’une gigantesque machine qui, tel le dieu Moloch, la broie. La fracture entre le monde d’en haut et celui d’en bas exprime une angoisse d’ordre métaphysique et romantique. Le salut vient dans la réconciliation, dans le mariage et dans la paix entre les deux mondes.
Métropolis, totalement imprégné d’idéalisme chrétien, prêche la Sainte-Alliance du Capital et du Travail. Le film est écrit par Théa von Harbou, scénariste de talent, alors l’épouse de Fritz Lang. La collaboration artistique du couple durera au-delà de leur séparation en 1931. Leur divorce est officialisé en avril 1933. Théa von Harbou rejoindra le parti nazi alors que Lang prendra le chemin de l’exil.
M le maudit
Dès M le maudit, réalisé en 1931, la pensée de Fritz Lang devient véritablement dialectique. L’angoisse métaphysique, le manichéisme s’effacent remplacés par la complexité et le réalisme. Avec M, le cinéma de Lang entre dans la représentation des mécanismes qui aliènent l’être humain. Le film, dont le titre initial - changé sur pression des nazis - est Les assassins sont parmi nous, dépasse la fiction pour rejoindre le documentaire.
Il interroge l’homme à partir de la pulsion de meurtre, par delà le bien et le mal. M viole et tue des petites filles. Toute la société se dresse contre le maudit, la pègre comme l’État. À chacun, sa stratégie et sa « solution ». L’État « au nom de la loi » veut pouvoir le juger pour l’enfermer dans un asile ou une prison ; la pègre en une parodie de jugement veut le condamner à mort.
Le film s’inspire de faits criminels réels et subit l’impact du théâtre de Brecht dont L’opéra de quatre sous, Homme pour Homme, pièce créée justement par l’acteur Peter Lorre. Lang, avec sa science exacte de l’observation, dote le chef de la pègre des attributs gestuels et vestimentaires du S.A. Vêtu de gants noirs, d’un manteau de cuir rigide, tenant sa canne comme un symbole de pouvoir, Schränker le chef de la pègre se comporte en parfait homme nazi.
M le maudit est une véritable radiographie de la décomposition de l’Allemagne de Weimar où se joue le destin tragique de l’aliéné sexuel. Cette image de l’homme mutilé ouvre à la représentation de l’aliénation dans notre monde qui deviendra le sujet central de l’œuvre de Fritz Lang.
M le maudit est un chef d’œuvre. Jamais l’usage du montage parallèle n’avait été aussi nécessaire, ni virtuose ; jamais la voix n’avait eu, dans cet art du début du cinéma parlant, une telle puissance émotionnelle. Il faut entendre et voir l’extraordinaire Peter Lorre qui hurle ce déchirement et cette douleur venus du Malaise dans la civilisation. [2]
Le testament du docteur Mabuse
Réalisé par Lang en 1933, Le testament du docteur Mabuse rompt avec le manichéisme des films de 1922, où apparaissait déjà Docteur Mabuse, Le joueur et Le démon du crime. À l’image du chaos qui se dessine en Allemagne, Le testament du docteur Mabuse ne représente plus le triomphe du Mal comme entité abstraite, mais comme l’ambition d’un projet politique dément. On y voit le Docteur Baum, psychiatre fou puiser l’inspiration des crimes qu’il commet dans le cerveau malade du Docteur Mabuse qu’il a interné. Lang a mis dans la bouche du criminel des paroles inspirées de Mein Kampf. De même, il a dirigé le jeu de son acteur dans un style oratoire et une gestuelle qui évoquent Hitler quand le personnage expose ses desseins criminels.
Début mars 1933, la sortie du Testament du docteur Mabuse, quinzième film de Lang est annoncée dans 183 salles berlinoises. Le 29 mars, le film est interdit. Voici les raisons invoquées : « film attentatoire à la sûreté de l’État. […] l’horrible mélange de criminalité et de folie porte atteinte à la sûreté et à l’ordre publics […] peut constituer pour les éléments communistes […] un parfait manuel de préparation et de perpétration d’actes terroristes » [3]. Le producteur du film, Seymour Nebenzahl, se rend directement au laboratoire et parvient à récupérer dix des quatorze copies, avant leur saisie par la police. Il les fait acheminer immédiatement par train, pour Amsterdam et Copenhague. L’atelier de développement a déjà envoyé, dès le mois d’avril, une copie en version française pour l’hexagone. La première projection mondiale du film a lieu dans cette version à Paris, en avril 33. La notoriété de Fritz Lang comme le grand cinéaste allemand populaire est alors immense et internationalement reconnue.
Malgré l’interdiction du film, Goebbels aurait proposé au cinéaste de devenir le responsable de la cinématographie allemande, « parce qu’Hitler admire Métropolis » et Fritz Lang aurait fait remarquer au ministre de la propagande qu’il est « juif par sa mère » ce à quoi celui-ci aurait répondu éponse « Ce qui est juif, nous en déciderons ».
Ce récit de Fritz Lang est souvent mis en cause ainsi que les modalités de son départ d’Allemagne, mais ce qui est certain c’est que Fritz Lang a effectivement choisi l’exil et a effectivement retrouvé, à Paris, Lily Latté.
Paris
Lang effectue entre avril et juin 1933 plusieurs voyages entre la France et l’Angleterre au motif de vouloir y tourner un film. [4]
Le 21 juillet 1933, le cinéaste arrive à Paris, avec son amie Lily Latté. Vingt-cinq ans passeront avant que Fritz Lang ne retourne en Allemagne.
Lily deviendra la secrétaire, l’assistante et l’amie de Fritz Lang, dès 1926 ; elle le restera durant toute la vie du cinéaste lequel après de nombreuses liaisons, épousera Lily Latté en 1971.
Lily Latté était marxiste et c’est probablement sous son influence que Lang quitta l’Allemagne. Bien que mariée à l’ingénieur Hans Latté, Lilly entretenait déjà une liaison avec le cinéaste quand celui-ci quitta l’Allemagne.
C’est également Lily Latté qui permit à Fritz Lang de rencontrer Willi Münzenberg, le responsable communiste antifasciste, dans le but de participer et « de construire un front commun contre le régime hitlérien » [5]. Lilly Latté, comme son mari, alors parti en Espagne, demande à être déchue de sa nationalité allemande, ce qu’elle obtient. Hans Latté décède du typhus en 1935.
En France, attendant d’obtenir son visa pour les USA, Lang réalise son unique film français, Liliom d’après la pièce du Hongrois Ferenc Molnar. Ce film, très marqué par l’origine théâtrale de son matériau, demeure trop méconnu du public, car Liliom possède une étrange beauté, très personnelle, qui préfigure certains aspects du futur réalisme poétique français.
Fritz Lang parle de Liliom.
Hollywood / Critiques sociales
Fritz Lang débarque à New York le 12 juin 1934. Lilly Latté le rejoint plus tard. Le cinéaste est enthousiaste à l’idée de se retrouver en « pays démocratique » et se documente sur l’histoire des États-Unis. Il apprécie les comics books, le roman policier, le jazz et s’intéresse particulièrement à la culture populaire. Ses projets rejetés, il va rester deux ans sans travail. Bien que sous contrat avec la M.G.M., il sait que son contrat peut être rompu comme celui de tout employé des grands studios, s’il ne trouve pas un sujet qui intéresse les producteurs. Fidèle à ses habitudes, il lit chaque jour les rubriques de faits divers et apprend qu’un lynchage s’est déroulé à proximité de San Francisco. De ce fait divers naît l’idée du film Fury. Lang souhaite y montrer un Noir qui attend dans un fourgon cellulaire d’être jugé. Mais le Code Hays veille sur la censure et ne permet pas une telle représentation. On y verra donc une foule en fureur qui veut lyncher un homme blanc, détenu en prison.
Toutefois, Lang parvient à intégrer dans Fury des plans sur une femme noire qui chante la liberté, sur un jeune noir inquiet qui s’enfuit devant la foule déchaînée et le cinéaste fait dire au frère du héros « Tu n’as pas peur des Indiens ? Ne vas pas te faire scalper ! ». Avec le tournage de Fury, Lang découvre la censure et apprend à ruser avec elle. Il possède pour cela des atouts de maître : son sens de l’économie lui dicte d’exprimer le strict nécessaire et sa capacité d’abstraction l’aide à la visualisation des concepts. Lang sait toujours à l’avance et avec précision quoi et comment filmer. Son plan de tournage, inscrit dans sa tête au détail près, ne figure pas dans le script. Cette qualité donnera du fil à retordre aux ciseaux censeurs. II est difficile de tailler dans une matière filmique aussi dense et synthétique. Suite à l’expérience acquise lors du tournage de Fury, le cinéaste concevra ses futurs films en fonction de ces risques de censure, séparant du script ou du scénario, leur construction mentale et minutieuse, à priori. Lang sera pourtant encore souvent victime du couperet de la censure d’Hollywood
Fury est aussi le prélude aux deux grands genres qui domineront le cinéma de Lang : la critique sociale et le film noir. Fury, par son traitement de l’image dans quelques séquences, possède encore de nombreux éléments spécifiques du cinéma allemand du début des années trente. L’influence de ce cinéma fut déterminante sur le film noir au point qu’on a écrit qu’il existait une « germanisation du cinéma américain » [6]. Lang sera un des maîtres du film noir.
Le thème du lynchage existe déjà dans Métropolis et M., mais Fury apparaît comme un film social qui taille dans le vif de la société américaine. Les lignes suivantes disent bien les préoccupations de Fritz Lang : « Lorsque j’ai réalisé mon film Fury sur le lynchage, je ne pouvais espérer la disparition du lynchage. Je ne pouvais que mettre le doigt sur cet aspect ou alors, j’aurais dû devenir politicien. Je ne suis pas un faiseur de miracles. » et la méthode dont il se sert pour les exposer : « La seule chose que je puisse faire c’est montrer certaines choses et dire : “je pense que ceci est vrai” ou “je pense que ceci n’est pas vrai”, “regardez les deux choses l’une après l’autre”. Lorsque je présente ce que l’on appelle des films policiers, c’est là une certaine forme de critique de quelques aspects de la vie qui existent en réalité. […] ». [7]
On perçoit la pensée dialectique de Lang dans ces « ceci est vrai », « ceci n’est pas vrai » et « regardez les deux choses », pensée d’une création qui sollicite le montage objectif [8]. En 1937, le magnifique J’ai le droit de vivre continue la critique sociale et dénonce une société qui s’acharne à exclure. Eddie, jeune repris de justice rêve d’avoir un travail, une femme, un foyer. Mais le destin qui n’a d’autre visage que la société entière, le rejette, le brise et l’anéantit. La lutte de l’homme contre les forces négatives s’incarne le plus souvent chez Fritz Lang dans la tragédie pure. À ce titre, J’ai le droit de vivre est un modèle. Film lyrique et déchirant, il est un superbe chant d’amour et de liberté.
Lang va poursuivre la critique sociale avec Casier Judiciaire, 1938. Cet excellent film, sur une musique et des chansons de Kurt Weill a le même point de départ que J’ai le droit de vivre, l’insertion sociale des exclus : un jeune couple d’anciens détenus travaille dans un grand magasin « expérimental » qui emploie des repris de justice mêlés aux autres salariés et soumis à des règles de contrôle strict. Les héros du film précédant espéraient en l’insertion sociale, ceux de ce film-là en doutent. Casier judiciaire, inspiré de la distanciation brechtienne avec son sprechen-gesang [9], est l’unique comédie de Fritz Lang et son apparente happy - end dit bien le prix de la réinsertion : accepter la norme du confort bourgeois, ses codes et ses lois. C’est pourquoi les héros de ce film ne sont pas des rêveurs, mais des sceptiques.
Westerns
Après s’être vu refuser plusieurs projets Hommes sans pays, Americana… le cinéaste accepte de se tourner vers le western. D’abord parce qu’on le lui propose, ensuite parce qu’il s’intéresse beaucoup à l’histoire de l’Ouest américain. Son projet rejeté d’Americana prévoyait de raconter la vie d’une mine des montagnes Rocheuses, de 1820 à 1920. D’ailleurs, Lang, toujours curieux de la culture des autres, était parti à la rencontre de tribus indiennes et avait à plusieurs reprises séjourné parmi elles.
Mythe
Le Retour de Frank James, 1940, travaille la mythologie du western : Frank James recherche les meurtriers de son frère, le célèbre et populaire brigand Jesse James. Lang introduit dans son film une étrange dimension théâtrale qui déjoue les codes du récit légendaire de vengeance. Alors que Lang a déjà 50 ans, c’est la première fois qu’il tourne un film en couleurs.
… et réalité
Avec Western Union, 1941, Lang à travers l’épopée de l’installation du télégraphe revient au héros victime de son « destin ». Vance ancien gangster, espère une nouvelle vie en devenant ouvrier, pionnier d’une épopée : l’installation du télégraphe. Pas de happy end, non plus, pour les amoureux. Seul succès : la construction des lignes télégraphiques qui promet à la Western Union des jours prospères quand ceux qui ont posé ces lignes ont lutté, souffert ou sont morts. Lang montre aussi des voleurs de bétail : des Blancs déguisés en Indiens pour mieux faire accuser ces derniers. La précision du film et son pessimisme le font particulièrement réaliste, à l’antipode du western mythologique. Western Union permet à Lang de regarder en face la véritable histoire des U.S.A.
Contre Hitler
On connaît mieux aujourd’hui, grâce à la publication en 2001 du gros livre Fritz Lang du Film Museum de Berlin, l’intense activité déployée par le cinéaste pour la cause des exilés et des victimes de l’oppression fasciste. Le cinéaste fréquente la colonie allemande des réfugiés depuis son arrivée en 1934 et suit de près l’actualité européenne dans la presse quotidienne.
Sur le conseil probable de Willy Münzenberg, Lang avait pris contact à Hollywood, avec Rudolf Breda (alias Otto Katz), communiste, ancien assistant-metteur en scène à Berlin d’Erwin Piscator. Lang devient un des fondateurs de l’Hollywood League against nazism avec Charlie Chaplin, Edward G. Robinson, Silvia Sydney, Marlene Dietrich. Il soutient les républicains espagnols et leur fait un don important par l’intermédiaire du secrétaire d’Hemingway. En 1939, Fritz Lang et Lilly Latté décident de créer un fonds spécial « European Film Fund » destiné spécifiquement à organiser l’exil de Bertolt Brecht [10]. Par la suite, Lang et Lily Latté continuent d’alimenter ce fonds pour aider d’autres émigrants. Le cinéaste et son amie sont devenus les piliers de l’organisation de l’accueil et de l’aide aux exilés.
Dès 1940, Man Hunt, (comme plus tard Espions sur la Tamise en 1943, veut convaincre l’Amérique d’intervenir contre le nazisme. Man Hunt montre les nazis infiltrés au cœur même de la société anglaise, véritable vision kafkaïenne où ils traquent leur victime, comme le chasseur poursuit sa proie. Les nazis tendent les pièges les plus dangereux et inextricables et prennent en tenailles leur victime pour mieux l’écraser.
Le thème de la chasse donne aux nazis plus de sauvagerie de caractère et reconnaît aussi leur habilité stratégique. Lang est bien un des rares cinéastes (avec notamment Alfred Hitchcock dans Lifeboat) à avoir su montrer dans la figure du nazi, non pas une brute épaisse et inculte, mais un ennemi redoutable dont l’action est consciemment pensée. Le spectateur du film peut ainsi comprendre l’adéquation qui existe entre le projet politique et la brutalité des actes commis en son nom.
C’est aussi à ce moment que Fritz Lang pense porter à l’écran une adaptation contemporaine de la légende juive médiévale du Golem. Les ennemis des Juifs, incarnés par les nazis, y seraient exterminés par la créature fantastique du Golem. Un golem est selon la légende, une statue d’argile dotée du pouvoir de vie, sorte de Frankenstein fabriqué par le rabbin Loew du ghetto de Prague pour protéger les Juifs de la persécution. Hollywood n’aime pas l’allusion directe à l’antisémitisme dans les films antinazis. Le film, malgré sa référence fantastique, ne se fera pas. La production des films antinazis aux USA n’est vraiment encouragée qu’après Pearl Harbor et l’allusion à la politique raciste d’élimination des Juifs n’y est pas souhaitée.
Lang prépare avec Bertolt Brecht Les Bourreaux meurent aussi, film qui défend l’idée de la nécessité de la résistance collective contre le nazisme. La musique du film sera composée par le communiste Hans Eisler. Le film évoque la résistance tchèque après l’assassinat de Heydrich et montre toute la ville de Prague solidaire de l’assassin.
Brecht écrit le scénario et les dialogues, Lang assure la mise en scène. Les deux artistes ont, chacun, une forte personnalité et n’ont pas la même expérience de la mise en scène. Le résultat, passionnant, mêle deux esthétiques très différentes, même si finalement celle de Lang prend ici « le dessus ». On a beaucoup dit que Brecht et Lang auraient eu une relation conflictuelle. Ce n’est pas le souvenir qu’en aura Lotte Eisner amie de Lang et que confirme Bernard Eisenschitz dans son livre.
Sous les yeux du F.B.I
Enraciné dans la culture de la Vieille Europe, Fritz Lang aime pourtant le Nouveau Monde où il vit. Cinq ans après son arrivée, il obtient la nationalité américaine ce qui ne l’empêche pas d’être dans le collimateur du F.B.I, fiché sous le numéro 100-157899. Il est répertorié en 1941, sympathisant communiste — ce qu’il ne fut pourtant jamais — et sa fiche du FBI mentionne « extrêmement anti - fasciste […] réalisateur talentueux, mais politiquement enfant ; un gogo qui sponsorise ou finance les organisations ». Il est vrai que le « réalisateur talentueux », avec La femme au portrait, 1944 et surtout avec Scarlet Street, en 1945, remporte de gros succès.
La psychanalyse est au cœur de ces films qui explorent la pulsion sexuelle et meurtrière désirée ou accomplie. Héritier de la culture freudienne, Lang est passionné par l’idée que les pulsions criminelles sont la principale expression du mal-être individuel ou social. Dans La femme au portrait, le désir de meurtre naît dans l’inconscient du héros, juge de profession. Que celui qui incarne la justice rêve de meurtre, voilà qui n’a pas de quoi rassurer sur l’institution ! Le rêve n’est jamais ici que l’envers de la réalité. La construction serrée et la logique des enchaînements diaboliques de La femme au portrait préparent déjà au chef-d’œuvre que sera plus tard L’invraisemblable vérité.
La culture viennoise de Lang revient en force dans Le Secret derrière la porte, 1948. Pour tourner ce film, le réalisateur a créé sa propre maison de production, la Diana, mais ce très beau film sera un désastre commercial qui signera l’arrêt de mort de Diana’s production.
Bien que Le Secret derrière la porte ait, pour sujet principal la sexualité, ici clef du mystère et preuve de l’impact des idées de Freud sur Lang, on y trouve aussi la trace des idées de l’architecte fonctionnaliste, Adolf Loos. L’architecture occupe dans ce film un double rôle comme structure de l’image et élément du récit. L’espace qu’y construit Lang, avec la sublime photo de Stanley Cortez, tient du fonctionnalisme. Jamais dans le cinéma américain on n’avait poussé aussi loin l’usage de la ligne droite pour organiser certains plans et Lang, comme le faisait Adolf Loos dans son architecture, expulse tout ornement de l’image et donne à la lumière le rôle d’organiser l’espace. On trouve aussi dans ce film l’écho des théories de Loos (cf.le texte Crime et ornement ) où Loos prône que la construction de l’espace et l’ornement doivent se rattacher au crime. Rappelons ici, qu’ Adolf Loos, dont Fritz Lang fut un temps l’élève, considérait la chambre nuptiale et le tombeau comme les seuls sujets d’ornement dans l’architecture. Nul doute que Secret derrière la porte, Tigre du Bengale ou Tombeau hindou en montrent comme un écho.
Le combat antinazi ne sera pas le seul mené par Lang. Avec les bombes lâchées sur Hiroshima et Nagasaki, Fritz Lang comprend que la chute du nazisme n’a pas signé la fin de la barbarie. En 1946, son film Cape et poignard apparaît encore comme un film antinazi, mais son propos vise en réalité l’arme atomique et on y voit le savant atomiste qu’incarne Gary Cooper lutter pour empêcher les nazis de construire la bombe atomique.
La fin de Cape et poignard, tournée par Lang, devait questionner la barbarie née de la Solution Finale, au regard de celle que peut engendrer l’arme nucléaire. Cette fin sera coupée par la Warner. (Lire à ce propos l’article de Bernard Eisenschitz La fin dans Trafic n° 41-Printemps 2002).
C’est sur notre civilisation qu’ici encore le cinéaste réfléchit et il n’a pas dans l’idée que le monde marche dans le sens d’un progrès pour l’humanité. Ce sera l’occasion pour Lang de développer sa conception pessimiste du futur où il perçoit le développement possible d’événements pires que la Première Guerre mondiale, le nazisme, le génocide avec l’avènement de l’ère atomique. On peut rapprocher l’appréciation que porte Lang sur cette époque de ceux qui y voient « le début d’une ère nouvelle, une sorte de Tag Null pour l’humanité toute entière, qui découvrait pour la première fois la possibilité concrète de son anéantissement » [11].
Après la Seconde Guerre mondiale, le maccarthysme embrase l’Amérique. C’est le temps de la guerre froide et les films anti – rouges fleurissent à Hollywood.
Lang n’est pas directement inquiété. Il signe bien quelques pétitions au nom de la « démocratie » au côté de Thomas Mann, ce qui lui vaut tout de même un an de difficultés professionnelles. Au sein du Syndicat des Réalisateurs, il exprime, dans une séance mémorable sa sympathie à ceux qui figurant sur les listes noires sont interdits de travail, et dit publiquement ses inquiétudes sur l’avenir des États-Unis. (Lire à ce propos le livre de Robert Parrish J’ai grandi à Hollywood le chapitre sur la réunion du syndicat des réalisateurs).
L’échec commercial de son dernier film le conduit à réaliser un film à petit budget et sans acteur connu, resté longtemps inédit en France, House by the river (1950). Le meurtre est encore au cœur de ce film suffocant qui dessine le portrait d’un homme d’apparence ordinaire, banale, dont la réalité criminelle est perverse et paranoïaque.
Puis Lang retourne au western pour franchir encore un pas vers l’inexorable destin de ses héros. Au début de L’ange des maudits (1951) on voit une jeune fille se faire volée, violée et tuée. Son fiancé se lance dans une chevauchée de la vengeance. Le film est splendide. Son artificialité volontaire rend visibles ses décors en carton-pâte de studio et ses couleurs, flamboiements insolites dans un monde crépusculaire et de huis clos. Marlène Dietrich dans le personnage magnifique d’Altar Keane inspire aux hommes désirs et passion, illuminant ce film de sombre beauté. Il s’agit là d’un des plus beaux westerns qui soit où le récit d’une traque obsessionnelle devenant lyrique, rencontre la légende et s’élève à la tragédie.
Autre film en couleurs et en costumes Moonfleet,1955 film admirable qui construit une véritable poétique des ténèbres. Ici, un enfant orphelin confie son sort à un trafiquant et, naïf, croit dans les apparences, ignorant la corruption et la laideur du monde. Ce film, là encore superbe, fait le constat de l’irréconciliable existant entre le monde de l’enfant et celui de l’adulte. Tout se joue ici en lieu clos et sur écran large, même si Lang n’aimait pas le cinémascope, format « fait pour les serpents » si l’on croit ce qu’il en dit dans Le Mépris. La Metro-Goldwyn-Mayer crut bon d’imposer au film la séquence finale une happy - end non prévue par Fritz Lang.
C’est l’heure pour le cinéma de Lang de passer au scalpel les grandes institutions. Il montre que mariage et sexualité ne font pas forcément bon ménage pour faire le bonheur du couple. Le démon s’éveille la nuit (1951) est un film d’extrême tension : sur la corde raide de l’adultère, le couple vacille et le sens de l’amour et de la vie est ici questionné. Lang choisit des acteurs remarquables qui donnent le meilleur d’eux-mêmes. De Barbara Stanwick à Gloria Grahame, de Paul Douglas à Broderick Crawford, de Robert Ryan à Glenn Ford, il métamorphose l’ordinaire en exceptionnel, transforme l’homme simple en créature complexe comme dans sa Bête humaine (1954) inspirée librement du roman de Zola. Fritz Lang explore ici la destruction d’un couple où la jalousie a mené au crime.
Lang s’intéresse à la police corrompue, vendue à l’affairisme politique des parvenus dans le formidable Règlements de comptes (1953). Les deux dernières institutions que Lang décortique seront la presse et la justice.
La presse intervenait déjà dans Fury, You only live once, entre autres films de Lang, comme outil ayant du pouvoir. En 1952, La femme au gardénia nous montre l’affirmation de ce pouvoir. Le journaliste de La femme au gardénia, se substituant déjà à la police pour mener une enquête criminelle, s’arroge le droit de fouiller dans la vie intime de la suspecte. Il use de son pouvoir de journaliste pour séduire. L’audace de Lang est de faire de ce personnage, méprisant et vil, le jeune premier !
Mais Lang ira plus loin dans la description négative du monde de la presse avec La cinquième victime (1955). L’héritier du New York Sentinel met en compétition les journalistes de l’entreprise de son défunt père pour nommer l’un(e) d’entre eux (elles) au poste de directeur (trice). La vie du New York Sentinel reflète autant une image de l’entreprise, qu’une image de l’Amérique. Seul le désir de concurrence et de compétition anime les personnages. Toute valeur morale abolie, l’affairisme et la corruption permettent tous les coups bas. C’est à l’élucidation de faits divers criminels que cette presse travaille pour se vendre. L’appel à la délation n’a plus besoin de l’écrit et par le direct, pénètre chaque foyer, parle à tous, car la force du New York Sentinel est de posséder une chaîne télévisuelle.
Dans Règlement de comptes, Lang montrait la politique mariée à la pègre et à la corruption pour ne faire plus qu’un. Dans La Cinquième victime, les médias remplacent ce tout. Le film règle le ballet virtuose d’une galaxie de personnages joués par des acteurs, tous excellents ( Ida Lupino, Thomas Mitchell, Georges Sanders, Vincent Price, Rhonda Fleming). Concurrence, coups tordus, trahisons, arrivisme : Fritz Lang décrit à merveille la lutte sans merci à laquelle se livrent les personnages dans la dure loi de la jungle d’une entreprise capitaliste.
Enfin, le dernier film américain du cinéaste sera le plus sombre et, plutôt que sur la justice et l’abolition de la peine de mort, interroge sur la notion de vérité.
Garrett propose à un directeur de journal opposé à la peine de mort de passer pour faux coupable d’un crime commis, afin qu’il puisse dénoncer la peine de mort. Tous deux fabriquent de fausses preuves, mais le directeur de journal décède. Garrett prouve son innocence alors que nous comprenons qu’il est le vrai coupable.
Le héros du film se révèle ici être le cynisme même et, devant lui, le doute nous saisit face aux notions de justice et de vérité. L’éthique de Fritz Lang débouche ici sur l’abstraction par une logique implacable des arguments et de la mise en scène. Il nous faut accepter d’être contre la peine de mort, quel que soit le cas. Non pour la vérité, mais pour le principe.
Nous risquons l’idée, inexplorée, que le dernier film américain de Lang L’invraisemblable vérité, est un pur écho cinématographique des réflexions philosophiques d’un Wittgenstein : « Dans la forme propositionnelle générale, la proposition ne figure dans la proposition qu’en tant que base des opérations de vérité » [12]. Ici, seul un lapsus nous révèle la vérité. Là encore, traces viennoises… Freud pour le lapsus, Wittgenstein pour la certitude, l’incertitude et le langage[13].
Ce magistral film de Lang déconcerte bien souvent le spectateur peu habitué à une telle capacité d’abstraction pure au cinéma.
Derniers films allemands
Les trois derniers films de Lang sont allemands. Mais le réalisateur sent le besoin de faire un détour par l’Inde pour réaliser Le Tigre du Bengale et Le Tombeau hindou sur un scénario écrit dans sa jeunesse avec Théa von Harbou. La maturité lui permet de revenir vers ses sources et de jouer de main de maître sur Àa matière du récit par une forme visuelle concentrée où s’incarne l’idée.
Ces chefs d’œuvre allemands (1959-60) font la critique du discours et de la représentation : un maharaja appelle un architecte en Inde pour édifier un palais afin d’abriter un amour éternel puis un tombeau. Lang se souvient donc encore de l’architecte d’Adolf Loos. [14]
Le Tombeau hindou et Le Tigre du Bengale atteignent une maîtrise absolue de la stylisation de la mise en scène dans des couleurs crues, proches de celles du cinéma indien, de la loi du feuilleton, et d’un jeu volontairement excessif des acteurs. Epurant encore la structure de ses films, Lang d’une main magistrale nous offre ici une superbe leçon de philosophie, une philosophie du renoncement : le maharaja du Tombeau hindou, renoncera au pouvoir, aux passions et à la possession pour atteindre la sagesse.
En 1941, Fritz Lang avait été amené dans le cadre de ses activités antifascistes à correspondre avec Max Horkheimer. Il est certain que Lang a lu les écrits des philosophes de l’École de Francfort et ses représentations de « l’homme mutilé » rejoignent les préoccupations de son ami Adorno dans son approche de la théorie de l’aliénation. D’ailleurs, l’amitié de Lang et d’Adorno dura jusqu’à la mort du philosophe.
Leur correspondance, dès 1941, révèle des convergences d’idées bien que leurs goûts diffèrent totalement. - Au contraire d’Adorno Lang aime le jazz, les comics books, la culture populaire ! -.
Quand Fritz Lang revient en Allemagne, vingt - cinq ans après son départ, Adorno le reçoit et organise un entretien radiophonique de deux heures avec le cinéaste. Le philosophe essaie de convaincre, en vain, le cinéaste de revenir vivre en Allemagne. C’est à travers sa correspondance avec Adorno que Lang est tenu au courant des événements politiques et culturels de l’Allemagne des années 50 et 60. Adorno connaît la désillusion de son ami sur l’Amérique, notamment depuis la sinistre période du maccarthysme.
En 1934, le cinéaste se déclarait « heureux, d’être au pays de la démocratie ». Trente ans plus tard, Lang pense comme il l’écrira en 1970, que les États-Unis sont devenus « une dictature élue ».
C’est toute l’évolution de ce point de vue que ses films hollywoodiens décrivent, sa vision vue du monde, après son retour bref en Allemagne, s’affirmant plus pessimiste que jamais dans l’elliptique film qu’est son dernier Mabuse.
Si dans les deux premiers Mabuse s’exprimait une vision naïve et métaphysique inspirée par le feuilleton et le roman populaire, le film Les Mille Yeux du docteur Mabuse en 1960 affirme un regard lucide et désenchanté sur le monde. Le héros, loin de faire naître la sympathie, incarne l’homme parvenu par la puissance de la finance et confronté à un monde envahi par les écrans de surveillance et la menace atomique.
Fritz Lang, pionnier du cinématographe et créateur de formes toujours renouvelées, né à Vienne, ville creuset des idées qui feront avec Freud ou Wittgenstein la modernité du XXe siècle a saisi dans son œuvre cinématographique le mouvement d’une civilisation qui peut, encore demain, entrer dans la barbarie.
Laura LAUFER -
Notes
[1] Cette sortie prévue pour avril 2004, reportée à l’automne 2004. Elle sera due à plusieurs distributeurs dont Action / Carlotta Films / Connaissance du cinéma / Films sans Frontières / MK2…
[2] Titre d’un ouvrage de Freud, une référence pour Lang.
[3] Bundesarchiv Berlin, dossier R 1501 25 685.
[4] Mein film, revue de cinéma, printemps 1933.
[5] Cf. Les mémoires de Lily Latté.
[6] Idem.
[7] F.W.Ott., The great German films, Citadel Press New York.
[8] In Cinema (1962)
[9] Le parlé-chanté, typique du théâtre de Brecht fut le plus souvent composé par Kurt Weill.
[10] Lettre d’Erwin Piscator à Fritz Lang.
[11] Enzo Traverso, « Auschwitz et Hiroshima. Notes pour un portrait intellectuel de Günther Anders », Lignes n°26 (octobre 1995).
[12] Extrait du Tractacus logicus philosophicus de Wittgenstein, Éd. Gallimard.
[13] Voir l’ouvrage De la certitude de Ludwig Wittgenstein, Éd. Gallimard.
[14] Adolf Loos, Crime et ornement, Éd. Champ Libre.
30/11/2006
L’exposition de la Cinémathèque Française sur le cinéma expressionniste se divisait en cinq sections - la nature, les intérieurs, la rue, les escaliers, le corps expressionniste -, lieux et thèmes marquants de ce cinéma.
C’est Lotte Eisner, exilée d’Allemagne, qui constitua les trésors de la Cinémathèque française exposés ici : affiches, photos, scénarios, dessins préparatoires, décors du Cabinet du docteur Caligari reconstitués par Herman Warm.
Cinéma expressionniste ? Difficile de le définir, mais l’historien Bernard Eisenschitz en indique deux options : la période, soit un groupe de films réalisés dans les cinq ans de l’après-Première Guerre mondiale ; l’esthétique qui, selon l’écrivain expressionniste Kasimir Edschmid, « se dresse contre l’impressionnisme [...] lutte [...] contre la décalcomanie bourgeoise du naturalisme et le but mesquin que poursuit celui-ci de photographier la nature ou la vie quotidienne. Le monde est là, il serait absurde de le reproduire ». L’expressionnisme est « une conception du monde », selon Herwarth Walden, un chef de file de l’expressionnisme. Il serait juste de parler de post-expressionnisme pour le cinéma, car son éclosion correspond au moment où le mouvement expressionniste en peinture et littérature va s’éteindre.
Variété
On indique le début (controversé) de ce cinéma avec Le Cabinet du docteur Caligari (1919), de R. Wiene, d’où le terme aussi utilisé de caligarisme, et on considère sa fin avec Le Testament du docteur Mabuse (1933), de Lang, film interdit par le Reich. Le Cabinet du docteur Caligari, aux décors torturés par de violentes lignes de fuite, aux forts contrastes de lumière, au jeu d’acteur (Conrad Veidt) exacerbé et grinçant, marque l’histoire du cinéma, bien que parfois rejeté pour son aspect d’épouvante grotesque. Ni Paul Wegener, ni Fritz Lang, ni Lulu Pick ne se revendiqueront de l’expressionnisme.
Trois grands genres dans ce cinéma : historique (films en costumes), réaliste (symbolique, social) ou légendaire, avec des cinéastes comme Lubitsch, Wegener, Pabst, Lulu Pick, Lang, Murnau... Le kammerspiel (« théâtre de chambre ») de Lulu Pick s’oppose aux excès du caligarisme par un jeu naturel de l’acteur, un décor banal, un récit fondé sur l’unité, de lieu, d’action, de temps, qui n’exclut pas le paroxysme monstrueux (crimes, folie, noirceur) de ses drames. Les films abstraits de Walter Ruttman (Berlin, symphonie d’une grande ville) rappellent ceux de Vertov, inspirant le documentaire poétique de montage d’Ivens et d’Oliveira. Pabst ouvre la voie au réalisme social (La Rue sans joie, Tragédie de la mine), illuminé bientôt par la quête de l’amour fou (Loulou, Le Journal d’une fille perdue) joué par Louise Brooks. Sternberg trouve, en Marlène Dietrich, son Ange bleu, « une sensualité admirable, violemment charnelle, [...] celle molle et chaude, pulpeuse, odoriférante et moite de la chair, de la peau, du désir, du plaisir », selon B. Amengual. Film politique militant, vite interdit, Ventres glacés est un pamphlet réaliste social de Slatan Dudow et Brecht sur une musique d’Hanns Eisler.
Malaise
Dans son livre, L’Écran démoniaque, Lotte Eisner analyse les traits dominants de ce cinéma, où la représentation des choses et de l’espace visualisent matériellement les troubles qui agitent le héros. Celui-ci est plongé dans des récits de démons, cerveaux malades, hypnose, crimes, monstres, possession, complot, des symphonies des ténèbres où le trajet de la lumière est acteur montrant objets et paysages démesurés, regards hallucinés, décors chancelants, rues bancales, folie, magie, savants et robots incontrôlés.
Le cinéma expressionniste poursuit, à sa manière, les idées des romantiques allemands par son individualisme, sa « hantise des arrière-mondes », sa quête métaphysique, ses projets utopiques. Deux grandes figures dominent ce cinéma : Friedrich Wilhem Murnau et Fritz Lang. Murnau voit l’homme prisonnier d’un enfer qu’il veut fuir et luttant contre l’hypocrisie, la déchéance physique ou sociale, les affres de l’amour. Le Dernier des hommes et Tartuffe cherchent à se libérer au sein de notre société même, tandis que Nosferatu et Faust s’envolent ou tombent dans un au-delà merveilleux aux ciels opaques comme les ténèbres ou lumineux comme le soleil. L’imminence de la mort possible menace toujours le destin des personnages, mais Murnau aime aussi les retournements heureux pour exorciser le tragique.
Lang nourrit du suc de l’esprit du feuilleton Les Araignées, Les Espions et son démon du Mal, Mabuse. Il puise dans la tradition du merveilleux légendaire pour la destinée des personnages des Trois Lumières et des Niebelungen. Son monumental Métropolis combine récit d’utopie sociale et technologique, sur un scénario de Théa von Harbou, prêchant la sainte alliance capital-travail. Mais la force plastique des images laisse éclater la rigueur de l’esthétique fonctionnaliste que Lang, ancien élève de l’architecte viennois Adolf Loos, maîtrise à la perfection. De Métropolis (1927) à M le Maudit (1931), on voit l’évolution du contenu et de la forme chez Lang. M le Maudit représente la réalité des mécanismes sociaux, dans un destin où la crise de l’homme mutilé fait le cœur de l’œuvre présente et à venir.
La boucherie de la guerre de 1914-1918, la crise sociale, l’angoisse du futur avaient poussé littérature, peinture, musique à opérer avec l’expressionnisme le grand tournant vers la déconstruction des formes et l’abstraction (Schönberg, Kandinsky...).
Quand la fin de la République de Weimar sonne, Les assassins sont parmi nous. Ce premier titre de M le Maudit, retiré sur pression des nazis, dit bien le réel. M, plus qu’un documentaire sur la fin de l’Allemagne de Weimar, interroge l’Homme, par-delà le bien et le mal. Dans l’extraordinaire voix de Peter Lorre, le déchirement et la douleur venus du malaise dans la civilisation annoncent l’heure de la bête immonde.
Laura Laufer ©07-2006
Cours de cinéma : “Notes sur le style de Fritz... par forumdesimages