Laura Laufer est l'auteur du livre Jacques Tati ou le temps des loisirs, publié aux Editions de l'If.

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Filmer la guerre, les Soviétiques face à la Shoah...









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Filmer la guerre : les Soviétiques face à la Shoah (1941-1946)

par Laura Laufer
Article paru en 2016 dans La presse nouvelle.

Un grand roman de la patrie

A l’Ouest, les déportés mouraient surtout de faim et de maladie, en raison de nombreuses épidémies. C’est à l’Est que se trouvaient les camps d’extermination. Les archives soviétiques, longtemps restées inaccessibles, constituent la source d’images la plus riche concernant le génocide juif, avec des images collectées par près de 400 opérateurs cinématographiques en Lettonie, en Pologne, en Russie et en Ukraine.
Deux catégories de films : une première catégorie de films dont les images documentaires sont uniquement des rushs pris sur le terrain. Ces rushs font l’objet d’un compte rendu détaillé (lieu, date…) rédigé par l’opérateur pour le chef d’équipe à l’état-major. Ces rushs d’archives constituent par leur grand nombre un témoignage précieux mais ils n’ont jamais été montrés au public.
La deuxième catégorie de films concerne la grande production d’images tournées en studio et destinées au public. Il s’agit de reconstitutions et de mises en scènes de pure propagande où acteurs et figurants jouent les déportés et les soldats libérateurs, les victoires et les combats. On acclame le soldat en héros et le déporté humblement est souriant, propre et en bonne santé. Ces créations cinématographiques façonneront l’imaginaire visuel de la représentation de la guerre tout en ciblant un objectif précis : mobiliser les soldats et la population. Pour cela, les films font appel au seul registre émotionnel où le jeu des acteurs doit susciter chez le spectateur la compassion pour le peuple soviétique et la haine pour l’occupant et ses séides. Le caractère solennel de ces films s’affirme aussi par une omni-présence du prêtre orthodoxe qui vient bénir les cadavres. Indifférenciés dans les fosses, les morts ne font qu’un seul peuple, une seule patrie, une seule religion.
Par ailleurs, des films de propagande à visée internationale sont produits pour les Alliés. Ils présentent des images de réels combats, les souffrances du peuple, la résistance russe, les exactions nazies. Le but est ici de convaincre de la nécessité de l’ouverture d’un deuxième front en Europe.

Les opérateurs sur le terrain des combats filment dans des conditions très dures. Le matériel de prise de vue sur pied pèse lourd. De nombreux films sont muets faute de moyens sonores. Par la suite, les Soviétiques négocieront avec les Américains, l’acquisition de caméras portables de Chicago, l’Eyemo de marque Bell &Howel.
C’est au fur et à mesure de son avancée pour libérer le territoire que l’Armée rouge et les opérateurs de cinéma découvrent la barbarie nazie dans la mise en œuvre de la Solution finale avec l’ensemble de ses modes opératoires : asphyxie au gaz d’échappement dans des camions aménagés, exécutions par balles, chambres à gaz et fours crématoires des camps d’extermination, expériences médicales, SonderAktion 1005 (opération spéciale de destruction des preuves du génocide de l’Opération Reinhard ).
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Peu de place pour le génocide des juifs
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Face aux crimes, les Soviétiques créent une commission d’enquête centrale et des tribunaux locaux. Ils collectent des preuves de toutes natures (témoignages oraux, écrits, objets, photographies, films, fosses, ossements, compte-rendus des expérimentations médicales...). Ils instruisent des procès sur les lieux même des crimes dont les jugements ordonnent la mise à mort des bourreaux nazis, le plus souvent par pendaison publique. A Nuremberg, les Soviétiques montreront Les documents cinématographiques des crimes commis par les envahisseurs germano-fascistes montage de scènes captées entre 1941 et 1945 sur le front et qui documentent sur les pratiques de mise à mort nazies, sans parler de l’identité des victimes. De nombreux films « christianisent » les juifs assassinés et ne mentionnent les victimes que par nationalités : russe en Russie soviétique, ukrainienne en Ukraine soviétique et, par extension, polonaise en Pologne, et les offices religieux montrés pour honorer les victimes juives sont orthodoxes (on ne parlait pas non plus du génocide des juifs dans les documentaires américains, à quelques exceptions près notamment dans une séquence du film montré à Nuremberg. Il en alla d’ailleurs de même d’ailleurs pour les films de fiction hollywoodiens (y compris durant l’existence de la Ligue anti nazie d’Hollywood fondée en 1936 par Otto Katz et dissoute en 1939- lors du pacte de non agression germano soviétique. Avant, durant et après la guerre, à Hollywood on parla peu de la politique raciale du IIIe Reich concernant le Juifs : quelques exceptions dans les films de fiction parmi lesquelles le très beau film de Frank Borzage The mortal storm de 1940 ou None shall escape tourné en 1943 (toujours inédit en France) du hongrois André de Toth ur un scénario écrit par le communiste Lester Cole, future victime du maccarthysme -. Le titre None shall escape ne se référe pas aux victimes mais à l’exigence de juger les bourreaux dont "Aucun ne doit réchapper ". Le film de de Toth, documenté sur les causes historiques du nazisme, utilise, pour la première fois dans le cinéma les mots de " crime contre l’humanité" et anticipe de manière critique la clémence du procès qui se profile à Nuremberg.Le procès de Nuremberg sera filmé en concertation avec les soviétiques John Ford ,dirigeant l’ unité cinématographique documentaire spéciale fondée après l’attaque de Pearl Harbour ( je signale que John Ford antifasciste de la première heure fut dès sa fondation membre de la Ligue anti nazie d’Hollywood et de son bureau ) négocie directement avec les documentaristes soviétiques placés sous la direction de Roman Karmen,le partage des images. L’unité de John Ford n’a pu filmer que des images des camps de concentration, tous situés à l’Ouest ( Dachau, Mathausen... ) , L’ouverture de Bergen Belsen étant filmée par les Britanniques sous la direction du communiste anglais Sydney Bernstein conseillé par son ami Alfred Hitchcock qui était retourné en Grande Bretagne durant la guerre.
Ce sont les Soviétiques qui ont les images des Centres de mise à mort (Birkenau , Majdanek...etc), tous situés à l’ Est (Chelmno, Birkenau centre de mise à mort du complexe concentrationnaire d’ Auschwitz , Sobibor, Majdanek, Belzek, Treblinka) quand ceux -ci n’ont pas été rasés par les nazis eux mêmes, comme ce fut le cas de Sobibor ou Belzec où les traces du crime sont effacées, autant que faire se peut, et masquées par la plantation de jeunes pinèdes.
Le cinéma soviétique de guerre présente une double contradiction : ses rushs constituent donc le plus riche témoignage sur le génocide mais sa vocation documentaire est souvent trahie par les choix de narration et de montage final des films, ainsi le film sur Katyn attribue le massacre aux nazis. Les films sovéiétiques masquèrent souvent l’existence de la Solution finale au profit d’un récit héroïque de roman national ne montrant que les souffrances et la résistance du peuple soviétique, certes réels. Il y eut aussi l’intégration de quelques images documentaires isolées dans des films tournés en studio ou de reconstitution. Ainsi on retrouve des images collectées à Majdanek par Roman Karmen dans un film "Auschwitz" Aux USA, Frank Capra utilisera aussi dans sa série de propagande Why we fight des images de Roman Karmen en raison de leur efficacité.

Les soviétiques iront jusqu’à effacer de l’image par trucage, les traces des brassards juifs visibles sur les rushs des massacres de Kertch où quatorze mille personnes ont été assassinés ainsi que les nombreux objets de culte (mezouzah, châles de prière…) retrouvés à Auschwitz. Ces signes visibles dans les rushes disparurent au montage final des films destinés au public.
Parfois, le cinéma fera le choix plus rare de mettre en valeur les persécutions des juifs. Ainsi, le tournage du film Les Indomptés de Marc Donskoï (1945). Cette fiction mêle le destin de Taras ouvrier ukrainien dont toute la famille prend part à la résistance et qui recueille la petite fille de leur médecin,Aron Davidovitch disparu lors d’un massacre de Juifs. Le film évoque alors dans une séquence le massacre de Babi Yar à Kiev où 33 771 juifs les 29 et 30 septembre 1941 sont tués par balles.

Envoyé en 1946 pour concourir au festival de Venise, le film de Donskoï obtiendra le Grand Prix.
- © Laura Laufer

Massacre de Kiev-Babi yar : censures
(Sources : documents de l’exposition du Mémorial de la Shoah "Filmer la guerre").
Hormis, dans le film de Donskoï, l’évocation de ce massacre sera difficilement tolérée, voire interdite : ainsi la Symphonie Babi Yar sous titrée à la Mémoire des martyrs de Babi Yar (1945) du compositeur Dmitri Klebanov jugée "anti patriotique" est interdite et Klebanov, qui enseignait la composition au Conservatoire de Kharkov, est mis au ban de la vie artistique musicale et l’oeuvre sera créé en 1990 après la mort de son auteur.
Ce sont l’écrivain Ilya Erhenbourg et le poète Lev Ozerov qui rédigent le témoignage sur le massacre de Kiev- Babi yar dans Le livre noir que consacrent Erhernbourg et Vassili Grossman aux 800 000 juif soviétiques assassinées par les nazis. Le livre noir est interdit en 1947.
Oserov interrogé par le journal français Libération dit à ce propos : "Ehrenbourg et Grossman m’ont raconté que Staline avait dit à Djanov, le chef de la censure : « Pourquoi distinguer l’un des peuples qui a souffert alors que tous les peuples d’URSS ont souffert ? Même si nous savons qu’il n’y a que des Juifs dans ce ravin, nous dirons qu’il y tous les peuples dans cette fosse. » Aucun des auteurs de ce livre n’était nationaliste, n’avait le sentiment que le peuple juif était au-dessus des autres. Staline a fait fusiller les représentants de la culture juive. J’ai été traité de nationaliste juif parce que j’avais traduit en russe des poètes yiddish, et été exclu de l’Institut où j’enseignais pendant la campagne contre les « Cosmopolites »".
Toute évocation du massacre est désormais tabou.
dans les années 1950 , le site du massacre est réaménagé et disparaît sous les constructions urbaines.

Le 10 octobre 1959, l’écrivain Viktor Nekrassov réclame dans la Gazette littéraire l’édification d’un monument en mémoire des victimes du massacre "Pourquoi n’est ce pas fait ? A la direction architecturale de Kiv on m’a dit qu’il était question de combler le ravin, en d’autres termes de le remblayer, de le niveler. et de faire un parc à la place, de construire un stade... Est ce possible ? Qui a pu imaginer cela "combler un ravin profond de 30 mètres pour se divertir , pour jouer au footbal sur le lieu d’une des plus grandes tragédies ? Non ceci est inacceptable ! " écrit-il .
Chaque année Nekrassov se rend sur le site du massacre.

En 1961, c’est le poète Evgueni Evtouchenko se rend à Babi Yar en compagnie de l’écrivain Anatoli Kouznetsov.
Choqué par la vue de la décharge où s’accumulent des immondices sur le site du massacre, Evtouchenko écrit le 19 septemebre 1961 un poème sur le massacre de Kiev (Babi yar) que Dmitri Chostakovitch souhaite mettre en musique sa Treizième symphonie.
Les chefs d’orchestre refusent de jouer l’oeuvre, conseillés en cela par des responsables du Comité central. Néanmoins Kirill Kondrashin acceptera à la la condition souhaitée par les autorités : le texte du livret doit être modifié. Le poète Evtouchenko doit revoir sa copie...

En 1966, Viktor Nekrassov et une centaine de personnes tentent de commémorer le massacre contre la volonté des autorités. Le producteur des images de ce rassemblement est muté. Les images tournées par Edouard Timine n’atteignent pas les écrans.
En 1966 et en 1976 sont érigés deux monuments. Aucun ne fait référence aux victimes juives.

La reconnaissance viendra en 1989 avec l’ajout de stèles écrites en russe et en hébreu.

(Source : documents de l’exposition du Mémorial de la Shoah "Filmer la guerre".