Renoir père et fils au Musée d’Orsay jusqu’au 28 janv. 2019 : http://m.musee-orsay.fr/fr/expositions/article/renoir-pere-et-fils-47534.html
Rétrospective Renoir à la Cinémathèque jusqu’au 26 novembre :http://www.cinematheque.fr/cycle/jean-renoir-464.html
Famille Renoir, lumières de l’essentiel
J’ai écrit ce texte publié le 29/09/2005 à l’occasion de l’exposition « Renoir/Renoir » et de l’intégrale des films de Jean RENOIR à la Cinémathèque Française. Il évoque le lien entre le travail des seuls Pierre-Auguste RENOIR, peintre et Jean RENOIR, cinéaste. Il tait injustement l’importance de deux autres grands artistes de la famille, Pierre et Claude : le premier est comédien, frère de Jean, et on le voit, admirable, dans les films réalisés par son frère Madame Bovary, La Marseillaise ou La nuit du Carrefour et le second, Claude, fils de Pierre et neveu de Jean qui deviendra un grand opérateur photo, responsable des superbes images de Toni, La Bête Humaine, du Fleuve, du Carrosse d’Or entre autres films de Jean. Claude (opéraeur photo) portait le même prénom que celui qu’on nommait aussi Coco, cadet des fils d’Auguste Renoir et qui devint céramiste.
Au contraire des autres impressionnistes qui ont étudié l’art, Pierre-Auguste Renoir, né en 1841 dans un milieu ouvrier, travaille comme apprenti, dès l’âge de treize ans, à peindre des décors rococo sur porcelaines et stores de toile. Le travail mécanique envahit la porcelaine et met fin, vers 1861, au travail d’Auguste. Il va au musée pour apprendre et rencontre Monet à l’atelier de Gleyse. Sa vie durant, Auguste refuse de se dire « artiste » et se proclamera toujours « ouvrier de la peinture ». Il a pour acquis son métier, lié à un extraordinaire sens de l’inné, que son fils Jean compare à « l’intuition qu’ont les oiseaux migrateurs ». Ce grand peintre de nus et de femmes, des sens et de la volupté, se situe dans la lignée de Rubens, Boucher et Delacroix.
Il peint un univers harmonieux, sans conflit ni tension sociale, qui ne se soucie que du temps et de la nature. L’aspect le plus banal du monde lui paraît féerie. Selon son fils, Auguste préfère « plutôt la beauté d’un pommier dans un jardin de banlieue que les chutes du Niagara. [...] Peignant le monde, il se peint. La Commune, l’Empereur, la République ne dissipaient pas le brouillard entre la nature et les yeux de l’homme. Renoir travaillait à vouloir dissiper ce brouillard ». Auguste peint le mouvement de la branche, la couleur des feuilles, comme des phénomènes coupés de toute narration, de tout sentiment, de tout drame, et il y trouve la forme et la structure qui mèneront à l’art de Picasso et Matisse. « Derrière l’effet facile des rayons de lumière perçant le feuillage, il peignait en réalité l’essence même de cette lumière », décrit Jean Renoir.
Éclats de lumière
Dresser l’inventaire des réminiscences de l’œuvre d’Auguste dans celle de Jean s’avère passionnant, ludique. L’art du père et du fils possède un tronc commun, dont les ramifications croissent, différentes, parallèles, transversales ou convergentes. Jouons à en citer, par exemple, trois.
L’Homme du Sud (États-Unis, 1945). Dans le sud des États Unis, Sam Tucker, paysan pauvre, décide avec sa famille de travailler la terre à son compte. La première séquence en extérieur s’ouvre sur le ramassage du coton. Les petites boules végétales dans l’immense champ et les cueilleurs vêtus de blanc font à l’infini de minuscules taches scintillantes, effets lumineux qui deviennent matière et sujet d’une image fille des impressionnistes. Film de terre aride, où l’eau se révèle omniprésente. Ici, la rivière nourrit ou détruit, l’homme affronte l’inondation, la faim, la chaleur, la maladie. Ce film lyrique, âpre et faulknérien, dit le sens de la vie face à ce grand « ordre » naturel. Ses images de rivière sont sœurs de celles de Partie de campagne. L’Homme du Sud, point de passage entre deux des plus grands films de Renoir, Toni (France, 1934) et Le Fleuve (Inde, 1950), montre la grande idée que Jean avait apprise d’Auguste : « Le monde est un tout ».
Le Carrosse d’or (Italie, 1952), inspiré du Carrosse du saint sacrement, de Mérimée. Au XVIIIe siècle, Camilla joue dans une troupe de la commedia dell’arte. Elle a plus d’un amant et le vice-roi d’une colonie lui offre un carrosse d’or. Où commencent et finissent la vie et le théâtre ? Scintillante sous sa robe de Colombine, Camilla, emportée dans le désir d’avoir des amants, de posséder un carrosse, de changer de statut, oscille. L’unité de son être est menacée. Camilla trouvera son centre de gravité en renonçant au carrosse et à ses amants. Elle choisit le théâtre. Dépouillée des artifices du monde, elle est mise à nue dans sa seule vérité intérieure. Dans ce joyau du septième art, Renoir dirige une comédienne magnifique (Anna Magnani) et orchestre un sublime mouvement de la lumière et des couleurs. Ce mouvement renvoie à la peinture impressionniste, où la lumière, justement, semble n’avoir ni limite, ni contour et dont la dispersion, la fragmentation avec la distance, varie à l’infini.
Le Déjeuner sur l’herbe (1959). Un déjeuner sur l’herbe doit lancer à la télévision la candidature à la présidence de l’Europe du biologiste Alexis. Cet artisan de la fécondation artificielle veut supprimer le hasard dans la procréation et confier celle-ci à la science pour « améliorer la race ». Le film est l’hommage le plus conscient de Jean à l’impressionnisme, déjà par son titre. Filmée aux Collettes, dans la maison d’Auguste à Cagnes-sur-Mer, cette comédie philosophique interroge le devenir de l’Homme et place la sensualité, l’amour, au centre des conditions fondamentales qui créent la liberté. Renoir parie sur l’imprévisible et le surnaturel contre la science édifiée en religion : Dionysos vient troubler ce déjeuner sur l’herbe. Ce film magique célèbre la beauté de la nature, le droit à la paresse, la gourmandise, le plaisir des sens, dans la magie de la lumière du Midi et de la vibrante nature. La plénitude du corps de Catherine Rouvel se mêle à la vibration de l’onde, au frémissement des herbes, à la splendeur des arbres. Renoir saisit ici la source de la vie. Dans cette ode au plaisir, Jean Renoir est fils de Pierre-Auguste et frère d’Épicure.
On trouve dans Partie de campagne, French Cancan, Déjeuner sur l’herbe d’éclatantes réminisciences de l’impressionnisme. Rien ne paraît plus libre, fluide, inventif et spontané que ces créations, et rien ne chante mieux la force vitale. Pierre-Auguste a peint le monde tel qu’il voudrait que le monde soit. Jean l’a saisi dans sa vérité mise à nu. Avec le mouvement de la lumière, Renoir père et fils ont arraché au monde le jaillissement et le sens de la vie. C’est-à-dire l’essentiel.
©Laura Laufer
Rétrospective Renoir à la Cinémathèque française
Renoir père et fils au Musée d’Orsay.