par Laura Laufer paru dans Rouge le 03/11/2005.
Le Canadien David Cronenberg crée un cinéma singulier, véritable esthétique de la déstabilisation et de la perturbation. Auteur d’un cinéma centré sur la représentation de scènes sanglantes, cette œuvre passionnante ouvre au réel que le fantastique sur l’écran prolonge et dont le paroxysme des récits nous révèle l’horreur.
Ses films de structure « classique » montrent presque toujours des personnages victimes d’un symptôme et nous en content l’horrible expérience intérieure d’un regard froid. Nous assistons à la seule vérité qui conduit le film, celle d’un processus, d’une logique irréversible expérimentée dans l’intérieur même du corps de la victime. Devant le destin tragique de héros pris dans une toile d’araignée inextricable, le public ne trouve ni effet réparateur, ni porte de sortie ou retour à « l’ordre » pour le rassurer. Face aux films de Cronenberg, le spectateur fuit la salle, angoissé à l’idée de regarder, voyeur, le miroir de ses propres dysfonctionnements ou de ceux de notre société ; ou bien il choisit, actif, d’identifier le syndrome.
Fusion des corps
En réalité, Cronenberg, même s’il paraît commode de le rattacher littéralement à la science-fiction, échappe au film de genre (fantastique ou gore), pour créer un cinéma dont le thème central et obsessionnel est le corps. Ainsi, les affects de haine chez Nola Carveth la fécondent d’une portée de monstres dont elle accouche et qui tuent, The Brood (« La progéniture », traduction préférable au titre français impropre de Chromosome 3). À noter que corps et cerveau se prolongent l’un l’autre comme toujours chez ce cinéaste.
Cronenberg injecte dans le regard du spectateur, par une opération strictement conceptuelle ou mentale, l’impression de l’horreur gore. Ainsi, les gynécologues et jumeaux de Faux-semblant travaillent sur l’intérieur de corps qui connaissent des dysfonctionnements. Les deux frères, affectés par ces dysfonctionnements, seront à leur tour perturbés. Or, dans le film, nous ne verrons jamais rien de l’intérieur des corps de femmes qu’ils manipulent : ni muqueuse, ni vulve, ni sang.
Dans Vidéodrome, la contamination du corps se fait par l’absorption de la technologie, nouvelle religion cathodique. À force de regarder des snuff movies piratés - films pornos et sadiques que le public du film devine, mais ne voit pas - et de vouloir lui-même en produire, Max Renn finit par devenir un magnétoscope.
Qu’est-ce que l’on regarde dans les films de Cronenberg ? Le processus, la logique d’une métamorphose et cette vision d’un corps mutant provoquent dégoût et angoisse. Cronenberg s’intéresse à l’effet physique de la transformation du corps et délaisse toute métaphysique au profit de la matérialité des opérations de séparation et de fusion. Un seul corps en deux ou deux corps en un, devenant au terme du processus un autre corps, une nouvelle chair. Ici, la question de l’identité se pose, rattrapée et dépassée bientôt par celle de l’altérité.
M Butterfly, mélodrame splendide sur l’amour, montre l’objet de désir comme noyau de projection du fantasme. René n’a jamais vu, nu, le corps de son amant(e), homme qu’il croit femme. Dans son désir, il fusionne avec le corps de l’autre, pour devenir lui-même un corps nouveau. Jamais peut-être, un film n’avait autant montré combien l’amour et le sexe relèvent d’une construction mentale indissociable du corps comme support de cette construction.
Fantasme ou réalité ?
« Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. » Ces mots, qui ouvrent La Métamorphose de Kafka, pourraient se lire à la fin de certains des films de Cronenberg. Rêve, hallucination, ou réalité ? Le spectateur assiste-t-il à une aventure vraie ou à la projection d’un fantasme ? Un film aussi précis et rigoureusement structuré, monté, joué et décoré que Le Festin nu rejoint pourtant le surréalisme du texte de William Burroughs.
Le Festin nu montre la matérialisation visuelle du processus de l’écriture à travers la déambulation hallucinée de l’écrivain Bill Lee. Et Burroughs ne s’y est pas trompé, saluant à son tour ce film comme différent de son œuvre, mais fidèle à la lettre et à l’esprit de son texte.
L’équipe de Cronenberg offre dans ce film un bel exemple de son travail artistique : les décors de Carol Spier et la photo de Peter Suschitzky créent un superbe espace fermé, sorte de labyrinthique laboratoire où le montage invisible de Ronald Sanders permet de passer du monde réel à l’hallucination. Quant à la belle musique d’Howard Shore, elle se mêle à la lancinante création du trio d’Ornette Coleman, mâtinée de quelques notes du Mystérioso de Théléonious Monk.
On comprend la peur du spectateur et son angoisse devant la beauté glacée de Crash. La violence de sa représentation érotique fit censurer le film en Grande-Bretagne. Ballet high-tech d’une image publicitaire de rêves de fusion des corps, tôle et chair mêlées, habitant des personnages vides. Enchevêtrements, l’accident et l’automobile excitent et réamorcent le désir comme autant de fétiches agissant en un éternel retour. S. Grünberg, dans son livre sur Cronenberg (éditions Cahiers du cinéma), voit avec raison l’imaginaire du sexe et de la mort de Crash comme proche de celui de Bataille.
Les films de Cronenberg interrogent sur la puissance technologique (images, médecine, science), la frontière entre réel et virtuel, de même qu’ils questionnent sur les possibilités de la liberté (voir à ce propos Existenz, inspiré de Pirandello et d’un entretien que Cronenberg eut avec Salman Rushdie).
Son esthétique surréaliste, voire absurde, parfois férocement drôle, retrouve dans sa poétique infernale un peu de l’esprit des grotesques d’Edgar Allan Poe, croisant l’univers de Max Ernst ou de Samuel Beckett. Les monstres visibles dans son œuvre incarnent, sous formes organiques, des images de contamination, programmation, dysfonctionnement, comme autant de reflets de la violence et du chaos du monde. David Cronenberg pose sur ces formes le regard du clinicien. Artiste, il pratique à l’écran l’autopsie du vif.
Laura Laufer 03/11/2005
Du 27 avril au 9 juillet, au Centre Georges Pompidou. Série "Cinéastes de notre temps". http://www.centrepompidou.fr/pompidou
Samedi 14 Mai 2011 à 19h30 : David Cronenberg, I Have to Make the Word be Flesh, André S. Labarthe, 1999
À PROPOS DE LA SÉRIE CINÉASTES DE NOTRE TEMPS
En 1964, Janine Bazin et André S. Labarthe commencent à mettre en scène pour l’ORTF des portraits de cinéastes tournés par des cinéastes. La série "Cinéastes de notre temps" est née. Relancée en 1988, elle revient sous le nom de "Cinéma, de notre temps". Mythique mais invisible, la collection totalise aujourd’hui près de 100 films qui traversent toute l’histoire du cinéma, de Renoir à Ford, de Lang à Godard, de Buñuel à Cronenberg ou à Kitano...
Le Centre Pompidou en montre l’ intégralité, occasion unique de revoir la collection dans son ensemble avec de nouveaux portraits et des rushes inédits.
Deux de ces cinéastes seront évoqués par le souvenir que j’en ai gardé : Frank Capra qui en tenue très extravagante évoqua pour moi et quelques amis ses tournages avec Harry Langdon et King Vidor avec lequel j’ai pu m’entretenir grâce à Henri Langlois qui avait tenu à me le présenter. En effet, Henri savait que La furie du désir et Le rebelle sont parmi mes films de chevet.. Hélas, je n’avais pas de magnéto ce soir là !