Chris Marker créateur majeur, poète et globe - trotter vient de disparaître. Comment parler d’un cinéaste dont l’œuvre vous accompagne depuis très longtemps ?
Si ma mémoire ne me trompe pas, Lettre de Sibérie et Dimanche à Pékin de Chris Marker ont été dès 1967, parmi les premiers films que j’ai présentés au ciné -club que j’animais avec notre professeur d’anglais au Lycée Thibault de Champagne, où j’étais interne.
L’ écriture de Lettre de Sibérie a certainement laissé en moi une trace profonde car je ne peux expliquer autrement le surgissement de ces mots qui ouvrent mon texte Pour un cinéma sans frontière... et que Le Monde publia dans une page Horizons-Débats. Je me suis longtemps demandé d’où ces mots m’étaient venus "Je vous écris d’un pays qui n’a pas de frontières : l’amour du cinéma. C’est un beau pays. Peu avant ma naissance, ma mère avait vu Laura, film d’Otto Preminger. Level five de Chris Marker le rappelle à votre mémoire..." Je réalisais, plus tard, que la forme de ce texte était une réminiscence de cette fameuse Lettre de Sibérie dont le commentaire saluait un poème du recueil Lointain intérieur d’Henri Michaux et où on peut lire cette phrases Je vous écris d’un pays lointain.
Ce film a marqué, sans nul doute, l’éducation de mon regard par son célèbre effet de montage à la Koulechov où Chris Marker jouait de ces variations de sens que musique et paroles donnent à l’image :
1- Iakoust, capitale de la République socialiste soviétique de Yakoutie, est une ville moderne, où les confortables autobus mis à la disposition de la population croisent sans cesse les puissantes Zym, triomphe de l’automobile soviétique. Dans la joyeuse émulation du travail socialiste, les heureux ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un pittoresque représentant des contrées boréales, s’appliquent à faire de la Yakoutie un pays où il fait bon vivre !
2- Iakoust, à la sinistre réputation, est une ville sombre, où tandis que la population s’entasse péniblement dans des autobus rouge sang, les puissants du régime affichent insolemment le luxe de leurs Zym, d’ailleurs coûteuses et inconfortables. Dans la posture des esclaves, les malheureux ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un inquiétant asiate, s’appliquent à un travail bien symbolique : le nivellement par le bas !
3- A Iakoust, où les maisons modernes gagnent petit à petit sur les vieux quartiers sombres, un autobus moins bondé que ceux de Paris aux heures d’affluence, croise une Zim, excellente voiture que sa rareté réserve aux services publics. Avec courage et tenacité, et dans des conditions très dures, les ouvriers soviétiques, parmi lesquels nous voyons passer un Yakoute affligé de strabisme, s’appliquent à embellir leur ville, qui en a bien besoin.
Je ressens à la disparition de Marker, comme la perte d’un proche, tant son œuvre a accompagné une génération : la mienne.
Chris Marker fut un poète et un voyageur, un militant infatigable toujours en lutte contre l’amnésie et pour la mémoire, un chercheur et un créateur passionné par le langage et les nouvelles technologies. Le cinéaste a joué un rôle capital dans l’éveil de notre regard et de notre amour pour le cinéma. Il laisse une œuvre incontournable pour qui veut mieux connaître le monde, comprendre l’histoire, refuser la soumission aux formes dominantes de représentations et pour qui aime la beauté.
Aujourd’hui, le fond de l’air est triste.
- Laura Laufer -
Ci-dessous, deux courtes videos : 1) Agnès Varda dans l’atelier de Chris Marker. -2) 2084, de Chris Marker avec la voix de François Périer. Film réalisé à l’occasion du centenaire du syndicalisme : magnifique travail sur l’image, réflexion et perspective pour le mouvement social.