Ana arabia film lumineux, émouvant et superbe sortira en juin prochain.
Ces articles et l’entretien ci-dessous avec Jean - Michel Frodon* sont parus dans Presse nouvelle magazine n° 314 et 315, respectivement en mars et avril 2014.Laura-
Entretien avec Jean – Michel Frodon, auteur du texte Trilogie des frontières dans le livre Amos Gitaï, architecte de la mémoire paru en coédition (Gallimard – Cinémathèque française, 29€ ).
Propos recueillis par Laura Laufer.
PNM : Dans le livre Amos Gitaï, architecte de la mémoire coédité par la Cinémathèque Française et Gallimard, il y a un certain nombre de textes déjà parus ailleurs comme l’entretien d’Amos Gitaï avec l’écrivain Arthur Miller. Votre texte sur la trilogie a-t-il été écrit spécifiquement pour le livre ?
J.M Frodon : En fait, ce texte vient du livre Genèses que nous avons fait ensemble Amos, Marie — José et moi. Amos a souhaité reprendre un assemblage de textes existants. Il s’agit de textes qu’il aime bien parce qu’ils disent ce qu’il souhaite qui soit dit de son œuvre. C’est Amos qui a suggéré la composition du livre et la reprise de textes déjà parus.
PNM : Dans votre texte qui concerne les films de la trilogie des frontières, vous y parlez d’Alila, de Free Zone et de Terre promise. D’ordinaire, c’est le film Désengagement qu’on rattache à cette trilogie ?
J.M Frodon : Oui, mais il me semble que Désengagement n’était pas encore sorti quand j’ai écrit mon texte. Le texte que j’ai écrit s’appelait Équation des frontières et des femmes dans lequel il y a deux grands chapitres consacrés à deux trilogies, la trilogie des fictions Alila, Promised Land et et la trilogie documentaire avec House, Une maison à Jérusalem et News from Home. Et ce texte est divisé en deux chapitres et celui qui est consacré aux fictions s’appelle Trilogie des frontières.
PNM : Dans ce texte, à propos du cinéma de Gitaï, vous reprenez une formule de Roberto Rossellini pour le qualifier : « une forme qui pense ». Pouvez-vous développer cette idée ?
J.M Frodon : Gitaï est un cinéaste constructiviste, car il est dans l’idée, qui vient notamment de sa formation d’architecte, qu’on peut construire au sens architectural du terme des formes d’assemblages, assemblages des images et des sons, des plans entre eux, des rapports entre l’espace et la durée, etc. qui produisent des effets de compréhension et de réflexion pas indépendants de ce que ça raconte, mais à partir de ce que ça raconte, la mise en action de la pensée vient de cette organisation formelle et que c’est cette approche générale qui l’amène à avoir des choix formels extrêmement singuliers.
PNM : Ces choix formels lui viennent — ils par intuition ou bien s’imposent — ils à lui comme nécessité interne du sujet, après avoir accompli une recherche de documentation sur le sujet tel qu’il semble avoir fait par exemple sur la prostitution pour Terre promise et Bangkok-Bahrein - Travail à vendre ?
J.M Frodon : Pour la fabrication des films tels que je le vois faire depuis qu’on se connaît bien, c’est-à-dire une quinzaine d’années, les choix formels apparaissent dans le processus de création ; le point de départ qui est pour les films de fiction un élément dramatique et le travail de recherche de documentation sont souvent fait par Marie — José Sanselme sa scénariste et pour des cas plus particuliers par Rivka , la femme d’Amos. À un moment qui peut être très tardif dans le processus de préparation du film, ces travaux font apparaître une forme qui en général est une surprise, Marie - José ne faisant pas de proposition de mise en scène, elle fait des propositions d’organisation du récit, son déroulement, à partir de quoi Amos invente, et souvent de manière assez inattendue, des réponses formelles qui peuvent aller jusqu’à ce choix radical du plan unique dans Ana Arabia.
PNM : Ce qui est étonnant dans le cinéma d’Amos Gitaï c’est son intuition d’une forme adéquate inventive et renouvelée qui correspond au sujet, la forme naît ou s’impose comme nécessité interne. La forme que prend le film est organique et ne naît pas d’une greffe imposée artificielle.
J.M Frodon : La forme émerge à un moment du travail de préparation comme étant la manière la plus appropriée pour raconter ce qu’on veut raconter. Il y a une réelle audace formelle, pour moi par exemple les reflets des pare-brises dans Free Zone c’est vraiment une réponse artistique et de pensée, en même temps technique tout à fait remarquable
PNM : Alila montre d’abord un bloc spatial, un immeuble où vivent différentes personnes. On trouve là un véritable microcosme de la société israélienne dans sa dissonance, sa fragmentation, sa séparation, mais à la fin du film survient avec la pluie, un événement réparateur, qui lave et permet le relâchement de la tension et de l’intensité, notamment par l’usage de grâce à la musique de Schubert ?
J.M Frodon : Je suis plus marquée par les impressions de tension, de brutalité, de stridence, de désaccord au sens musical que par ce moment final qui vient du livre, mais même si on y voit ce que vous dites, le film fait le constat d’une société fragmentée.
PNM : Il est aussi un film des frontières par l’importance qui est donnée au rôle des cloisons.
J.M Frodon : Oui tout à fait, et y compris toutes les frontières intérieures, les visibles, les invisibles, etc.
PNM : Le film Terre promise, où il s’agit d’un trafic de prostituées venant d’Europe de l’Est, procure par sa mise en scène un sentiment de brutalité. La figure distincte de chaque prostituée ou de chaque trafiquant disparaît au profit de celle d’un troupeau de viande, un troupeau de chair humaine et d’un groupe de trafiquants, la figure distincte est celle de la mère — maquerelle remarquablement jouée par Hanna Schygulla. Dans ce film, les frontières n’existent plus pour ceux qui organisent ce trafic…Nous sommes là dans le capitalisme mondialisé ?
J.M Frodon : Oui avec toutes les traductions possibles d’une dissolution en termes éthiques. L’argent, la circulation du capital sont au cœur de ce système. Il y a ici une fluidification des rapports à la valeur que traduit d’une certaine manière la forme du film. Cette forme est fluide, les plans-séquences se fondent l’un dans l’autre. Si Terre promise avait été filmé comme Alila, le film nous aurait parlé du capitalisme du XIXe siècle ! Cette forme fluide adoptée dans Terre promise correspond à quelque chose de particulier et à un état plus contemporain des rapports sociaux en général et de l’économie.
PNM : Israël est un grand bordel ?
J.M Frodon : À l’époque où il tournait Terre promise, Amos Gitaï a fait état d’une enquête sociologique mettant en évidence une augmentation considérable de la prostitution et une vraie transformation d’une société puritaine en une société consumériste qui étaient, dans les journaux, associés à l’angoisse ou à la schizophrénie d’être à la fois les habitants de pays occidentalisés et les habitants d’un pays du tiers monde en guerre, ce qui est la situation de très nombreux Israéliens et à quoi une des réponses était la dépense sexuelle compulsive par le biais de la prostitution. L’idée qu’Israël est un grand bordel est à prendre littéralement au pied de la lettre.
PNM : Le film se termine à Haïfa ?
J.M Frodon : Oui, mais il se passe dans beaucoup d’endroits notamment dans les Territoires et donc on voit que ce trafic-là dépasse les oppositions entre Juifs et Arabes. Le film commence dans le désert entre l’Égypte et Israël et après il se passe dans pas mal d’endroits, y compris à Ramallah.
Dans le film Free Zone, on fait un trajet, car les personnages, trois femmes pénètrent en voiture en Jordanie. Mais dans ce film, il s’agit en fin de compte d’un faux trajet : on a l’impression qu’on avance, qu’on va quelque part, mais on tourne en rond et la situation est bloquée, le tiers personnage quitte le navire et l’on se retrouve dans un face à face d’hostilités bloquée entre l’Israélienne et la Palestinienne : c’est ainsi qu’on se retrouve devant une autre frontière qui ne sera pas franchie. -