Experimentum mundi (1)
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par Laura Laufer 30/09/2004 - Rouge n°2080
Avec ses courts-métrages et ses longs-métrages réalisés entre 1920 et 1928, l’art de Keaton porte le cinéma burlesque à une perfection inégalée. Keaton est le véritable auteur de ces films parfois signés du nom d’ un autre réalisateur.
Son usage de la perspective et sa mobilisation de toute la surface de champ disponible ont joué un rôle capital et incontournable, extraordinairement moderne pour émanciper le cinéma de l’art théâtral, de celui de la pantomine ou du music hall et ouvrir le cinéma à une conception monumentale et épique. L’espace cinématographique keatonien est, fait exceptionnel pour la comédie, dilaté. Ceci crée une grande différence entre les films de Keaton et ceux de Chaplin : la tendance centrifuge du premier s’oppose à celle, centripète, du second.
Le cinéma burlesque keatonien combine des éléments de drame, de reconstitution historique, de romanesque, d’aventure et d’action qui font de cet artiste, avec David W. Griffith, Abel Gance et Cecil B.De Mille les véritables pionniers du cinéma épique.
Les caractéristiques du héros keatonien soumis soit à la force de l’inertie, soit aux lois de la dynamique sont physiques.
Le personnage propose un corps capable tout à la fois de résister au déchaînement des éléments naturels, inflexible comme souple, et de se muer en projectile ou en flèche reconnaissable à sa vitesse de déplacement, sa chute et son rebond. Quant au visage il exprime, par la concentration du regard, le jeu des orbites et des poches lâches sous les yeux, toutes les émotions de l’homme sous un masque figé.
Sisyphe triomphant
Le personnage keatonien s’inscrit dans sa relation aux êtres vivants, paysages, objets, phénomènes naturels. L’évolution, la métamorphose de ce rapport à l’univers font la geste keatonienne. Cette apparence physique porte en elle la synthèse des contradictions que l’homme doit résoudre quand il est en inadéquation ou en conflit avec l’univers.
Ainsi, le héros keatonien est d’abord incapable de réagir devant l’événement. Qu’advienne le retournement de situation, et il va trouver les moyens de faire face. S’affirmant alors dans le monde, il se dépasse lui-même : le héros keatonien est, selon le critique Henri Agel « un Sisyphe triomphant ».
Buster Keaton, doué d’une géniale maîtrise des distances et de la géométrie, projette souvent son héros dans des voyages réels ou imaginaires dont la trajectoire est nette et rigoureuse. La force de son art est d’en rendre tangibles les lignes de fuite, les limites spatiales, la durée. Le burlesque y intervient comme nécessité interne, transformant chaque péripétie en gag. Le gag keatonien est précis, inventif et sollicite dans son élaboration et sa réalisation l’architecture, la composition plastique, la chorégraphie, l’orchestration et la prouesse physique.
Réaliste l’art keatonien est guidé par un fort principe de vérité, d’où l’usage du plan séquence qui filme l’action dans la vraie durée de son accomplissement et dans l’espace réel (extérieur ou décor) dans lesquels elle se déploie.
De même, cette obsession de la vérité conduit Keaton à exécuter, le plus souvent sans trucages, ses extraordinaires cascades.
Le Mécano de la General, inspiré d’un fait réel arrivé lors de la Guerre de sécession, décrit un parfait mouvement double, symétrique et en sens contraire, un aller-retour : Johnny, mécano, rejeté par l’armée, pénètre en train chez l’ennemi, sauvant ses deux belles (sa locomotive volée et sa belle), puis revient en fuyant. Il met hors d’état de nuire les troupes ennemies, arrête leur général et gagne les honneurs militaires.
Cette sublime symphonie ferroviaire serait peut-être à mettre en relation avec le mouvement artistique des années 1920, qui place la machine et la vitesse au cœur de ses sujets, (ainsi du film La Roue, de Gance, des ciné-trains soviétiques ou de La Prose du transsibérien de Cendrars)...
Les débuts du cinéma parlant ont porté un coup d’arrêt à la liberté de création de Keaton, artiste criblé de dettes et devenu alcoolique. Keaton est muselé par un contrat avec la Métro Goldwyn Mayer qui lui interdit le choix des scenarii et le contrôle des réalisations.
Bientôt simple salarié de la firme au lion, il est payé comme gagman pour autrui. Keaton vit de shows télévisuels et de quelques apparitions (Les Lumières de la ville de Chaplin , Sunset Boulevard de Billy Wilder), avant de jouer au cinéma un rôle digne de lui : Film d’Alan Schneider écrit par le grand dramaturge Samuel Beckett, dont il est l’unique personnage.
À la différence du S.D.F Charlot, le personnage joué par Keaton n’exprime ni conscience de classe, ni revendication sociale, ni métaphysique. Seul compte (comme pour le héros Hawksien) son niveau de compétence (2).
L’œuvre met le plus souvent en jeu la survie de l’homme face aux éléments hostiles et fait surgir en son sein des accidents ou des phénomènes naturels tels l’ouragan, la trombe, le raz-de-marée, l’avalanche, l’effondrement. Ceux qui prétendent que l’action de ces films serait menée en marge de la société et que ce cinéma serait asocial ont tort.
En vérité, le héros keatonien n’est pas mû par le seul réflexe conditionné de la survi car il « n ’est pas dans une indépendance rêvée à l’égard des lois de la nature, mais dans la connaissance de ces lois et dans la possibilité donnée par là même de les mettre en œuvre méthodiquement pour des fins déterminées » (3).
L’aventure keatonienne explore ainsi le lien entre liberté (relative), hasard et nécessité. Son héros, d’abord inadapté, puis adapté et enfin suradapté, s’inscrit dans l’acquis.
Les grandes lois historiques qui montrent les chemins du possible sont aussi là : le cinéma burlesque de Buster Keaton ouvre à l’expérience du monde.
Laura Laufer ©
1. Titre d’un ouvrage d’Ernst Bloch, Experimentum Mundi : question, catégories de l’élaboration, praxis, Paris, Payot, « Critique de la politique », 1981.
2. Voir le beau livre de J.-P. Coursodon, Buster Keaton, Lherminier, 1973.
3. Friedrich Engels, Anti-Dühring, Éditions sociales.